« L’original est mort, vive la trace numérique » déclarait Isabelle Renard dès 2003. La formule illustre on ne peut mieux combien les technologies numériques perturbent la notion d’originalité tout en en maintenant l’essence.
L’originalité a souvent partie liée avec l’authenticité mais sa spécificité est différente. Alors que l’authenticité insiste sur la véracité, sur la possibilité de prouver que tel document ou tel objet tel qu’il se présente est réellement ce qu’il dit représenter, l’originalité s’intéresse à la naissance, au processus de création du document ou de l’objet. Le modèle du sac à main Speedy 30 (dessin, maquette, première pièce produite) est original ; chacun des multiples sacs produits par les ateliers Louis Vuitton selon ce modèle est authentique, par opposition aux contrefaçons.
Le document ou l’objet original s’oppose aux copies qui en ont été faites ou qui peuvent en être faites après sa création. Il y a là une notion d’unicité de l’original, par opposition à la multiplicité potentielle des copies, mais il y a surtout la notion d’antériorité de l’original sur la ou les copies, reproductions, réimpressions…
Dans le monde de l’écrit analogique, l’original est défini comme la première rédaction d’un document de la main de son auteur, par exemple un testament autographe, ou un courrier imprimé doté d’une signature manuscrite. Et il est relativement aisé de distinguer le brouillon manuscrit de la lettre dactylographiée, ou la lettre reçue par la Poste de sa photocopie, ou encore la deuxième ou troisième génération d’une bande vidéo en raison de la dégradation de l’image due à la copie analogique.
Le numérique supprime la composante manuscrite. Le numérique supprime la perte de qualité visuelle de la copie. Que reste-t-il pour différencier la copie de l’original, pour caractériser et prouver l’antériorité ? Réponse : la trace ! C’est-à-dire, l’enregistrement des événements dans le temps universel, l’horodatage de la naissance d’un document ou d’un objet produit par un auteur. C’est ce qu’on appelle parfois fort justement la notarisation électronique : un tiers (ici un outil informatique mais piloté par un humain) note systématiquement le temps et lieu de l’acte de validation d’un contenu par un auteur. L’originalité n’est plus visuelle mais immatérielle. Autres temps, autres mœurs.
Bien que la reconnaissance légale de l’écrit numérique ait plus de dix ans, l’antériorité du papier sur le numérique comme technique d’écriture entretient volontiers cette idée erronée que le papier est l’original et le numérique la copie… Les projets de numérisation des dossiers en entreprise (à distinguer de la gestion de la numérité) s’accompagnent souvent de la question : « Peut-on détruire les originaux papier après numérisation ? ». La question est ambiguë. Combien de ces documents papier que l’on veut numériser sont-ils déjà des copies d’originaux conservés ailleurs voire des impressions de fichiers numériques natifs ?
Reste fondamentalement le cas des doubles originaux ou originaux multiples.
Dans le monde du travail, un contrat « papier » est (normalement…) établi en autant d’exemplaires originaux qu’il y a de parties prenantes. Si le contrat est signé numériquement, on peut imaginer n’avoir qu’un seul fichier (copies de sauvegarde non comprises évidemment), chaque partie ayant un accès particulier à ce fichier unique partagé. On revient là encore à la tradition notariale : lorsqu’un contrat est passé par devant notaire, on a bien qu’un seul original (la minute), les parties se voyant délivrer une « copie authentique ».
Dans le domaine artistique, la question se pose différemment car les originaux multiples ne sont liés qu’à une personne, l’artiste, et ils sont réservés aux arts « indirects » c’est-à-dire qui doivent passer par un support intermédiaire, l’œuvre d’art étant un tirage à partir de ce support (la gravure qui passe par la plaque métallique, la photographie qui passe par le négatif, le bronze qui passe par le moule, etc.). La date du tirage peut être différente de la date du support créé par l’artiste. Il existe ainsi douze exemplaires originaux en bronze des Bourgeois de Calais d’Auguste Rodin dont le dernier a été réalisé en 1995, soixante-dix-huit ans après la mort de l’artiste… Ce nombre est fixé par la loi et peut aller jusqu’à trente (voir le Code des impôts, annexe 3, art. 98 A), en lien bien sûr avec la valeur marchande de l’objet.
Quid de tout cela dans l’environnement numérique ? On met beaucoup en avant le caractère dynamique de l’œuvre d’art numérique, sa permanente révision et appropriation par le « e-spectateur ».
Le support numérique ne supprime pas la possibilité de mesurer l’antériorité d’un objet sur un autre ni celle d’identifier l’auteur de cet objet, au contraire. L’horodatage d’un objet figé associé à un auteur est le même procédé technique pour l’œuvre d’art et pour le contrat.
La question est peut-être celle de savoir si les artistes du numérique veulent que leurs créations perdurent ou qu’elles se transforment en permanence, ou qu’elles traversent l’espace à la manière d’une étoile filante…
Ce billet fait partie du quartet : authenticité – sincérité – originalité – fiabilité (la semaine prochaine)
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