Le dictionnaire de l’Académie française de 1986 définit l’élasticité comme la « propriété qu’ont certaines substances ou certains objets de se déformer, de se comprimer, de se distendre sous l’action d’une force extérieure, puis de reprendre leur forme et leurs dimensions dès que cette force cesse de s’exercer », comme peut le faire une rondelle de caoutchouc à l’ouverture d’un bocal de conserve, ou un caleçon en lycra sur des jambes plus ou moins musclées, ou encore l’élastique (bien nommé) que l’on fait passer derrière la chemise après y avoir classé un document. Or, il arrive que le document à l’intérieur de la chemise réponde lui aussi à cette définition de l’élasticité, bien que la question soit plus rarement évoquée.
Il y a deux phénomènes observables dans l’élasticité documentaire : l’un touche au contenu, l’autre au support, étant entendu qu’un document est un contenu (une information) enregistrée sur un support (définition classique).
Il apparaît que certains types de documents ont tendance à se distendre, à s’allonger, sous l’action d’une émulation extérieure ou sous la pression d’une mode rédactionnelle, avant de revenir à une taille normale, lorsque le bon sens et la recherche de l’efficacité reprennent le dessus. Voici quelques exemples.
La note, face à quelque nécessité aussi impérieuse qu’infondée, enfle volontiers, comme si la longueur compensait le contenu et que la dilatation du discours en permettait une meilleure réception ; à d’autres moments, la disparition de cette angoisse permet à la note de reprendre son allure ordinaire d’une ou deux pages dédiées à une décision ou une information ponctuelle.
Le rapport, cédant à l’appréhension de ne pas répondre à l’objectif, réagit par l’augmentation du nombre de pages, la multiplication des sauts de page, le ballonnement des paragraphes verbeux, la redondance des phrases creuses ; mais le rapport sait aussi revenir une forme originale plus épurée, concentrée sur ce qu’il y a vraiment à rapporter, sur le fait de dire bien et non de dire beaucoup.
Quant à la thèse, le phénomène est encore plus palpable ; la surenchère estudiantine (rédiger une thèse plus longue que l’autre) conjuguée aux progrès technologiques (je copie-colle, j’insère) ont provoqué un étirement général, une boursoufflure de la thèse, décorrélés de la qualité du travail. Lorsque la pression de la course au plus gros bébé se relâche, on revient à une certaine normalité, dictée par le rôle initial de la thèse qui est de démontrer qu’on a compris quelque chose et non que l’on sait noircir ou colorier des pages. D’autres exemples pourraient illustrer ce fait que la typologie documentaire est élastique ; elle se module au gré d’événements extérieurs qui, via la perception qu’en ont leur auteur, impactent significativement leur forme et leurs proportions. Heureusement, la transformation est réversible (sinon ce ne serait pas de l’élasticité) : dès que les effets perturbateurs disparaissent ou s’estompent, le document recouvre une dimension ajustée à sa vocation première.
Le second phénomène concerne le support de l’information, non seulement la matière sur laquelle les caractères d’écriture sont enregistrés mais aussi le conditionnement, l’unité physique de conservation, qui présente également des propriétés élastiques. Exemple : un dossier constitué initialement de vingt pièces peut facilement tripler ou quadrupler de volume par l’ajout compulsif de sous-chemises, chemises, pochettes et autres intercalaires, qui vont par la suite disparaître, notamment à l’occasion du tri estival.
Le numérique transpose le processus mais le maintien : la compression des fichiers tasse le contenu dans un plus petit volume avant de le restituer dans son apparence initiale, via la décompression.
La matière documentaire se caractérise donc par une double élasticité : élasticité informationnelle doublée d’une élasticité matérielle ; pas étonnant que les mêmes documents, issus de la même activité conduite par des acteurs différents, revêtent des formes si différentes, selon la conformation de leur auteur, comme un vêtement finit par ressembler à celui qui le porte, à force d’épouser ses caractéristiques.