J’ai beaucoup apprécié l’originalité et le non conformisme de la position de l’historien Patrick Boucheron sur les archives, exprimée à la fin de sa Masterclass sur France Culture, le 14 juillet 2018. Je retranscris ici la conversation (dernières minutes de l’émission).

L’historienne Perrine Kervran qui interviewe Patrick Boucheron lui dit: Vous avez travaillé, avec Yann Potin et Jacques Dalarun, sur les archives de Georges Duby qui ont été déposées à l’IMEC; vu avez vu ce qu’il avait décidé de conserver et ce qui a été déposé; cela donne une image de cet historien. Et vous, est-ce que vous allez déposer des archives? Quelles archives allez-vous déposer? Qu’est-ce que vous voudriez laisser comme pistes, comme traces? Vous voudriez que vos archives racontent quoi de votre vie d’historien?

Patrick Boucheron: Les archives? Je ne me suis jamais posé la question… Je jette à peu près tout.

Perrine Kervran: C’est une catastrophe!

Patrick Boucheron: Non! Non parce que d’abord ce n’est pas possible de tout jeter. Il y a quelque chose qui s’appelle l’institution et qui conserve pour vous. Il arrive un moment où c’est impossible de disparaître. Ensuite, on est ce que l’on conserve mais aussi beaucoup ce qu’on abandonne, ce que l’on rejette; on est ce qui manque.
Pour moi, la question de la postérité, de l’archive, ne se pose absolument pas. S’il faut choisir entre avoir raison demain et être utile aujourd’hui’, je préfère être utile aujourd’hui.

Ce point de vue peut surprendre dans le sens où ils ne font pas écho à la mode du moment mais cette vision minimaliste et critique des archives n’est, à mon avis, pas aussi rare qu’on veut bien le dire cela chez les « acteurs » de la société, ceux qui pensent et produisent de l’information, personnes physiques ou personnes morales. Il faudrait réaliser une enquête plus large auprès d’un panel significatif, d’historiens mais aussi de scientifiques, de politiques, de managers, d’artistes, etc.

Concernant la dernière remarque, on pourrait objecter que constituer des archives de soi (de son activité) et être utile dans la cité aujourd’hui ne sont pas des actions incompatibles mais l’enjeu n’est pas sans doute pas là. Ce regard sur les archives met en lumière deux arguments particulièrement intéressants dans le débat sur la mémoire:

  1. le non-archivage délibéré est une action positive;
  2. la qualité des sources n’est pas corrélée à leur quantité.

Ces propos de Patrick Boucheron me rappellent un petit livre qui m’avait enchanté il y a quelques années: A bas le savoir, de Didier Nordon (L’Atalante, 2005), qui met en évidence l’énorme surplus de documents sans intérêt, inutiles, inutilisés, inutilisables ou mésutilisés, et pourtant conservés. Comme un boulet de mémoire qu’il faut traîner et qui entrave…

Réflexion à revisiter dans le contexte du stockage illimité des données tels que certains (littéraires ou scientifiques) le préconisent, et en perspective des prouesses à venir de l’intelligence artificielle.

J’aimerais un grand débat sur le sujet.

4 commentaires

  1. Pour celui qui ne sait pas lire, quel intérêt y a -t-il à conserver des livres? Mais comment « lirons » nous demain?
    Il y aura, c’est en émergence, des traitements massifs de données numériques, ce ne sera pas de la lecture (et d’ailleurs pas vraiment de l’intelligence), mais des parcours, des classements, des catégorisations, des comparaisons de ces volumes, qui ne produiront pas de la connaissance à proprement parler, mais révéleront des bizarreries, des rapprochements inattendus, qui attireront notre attention. Alors nous nous exclamerons : allons voir ce coin là de plus près! et nous chausserons nos lunettes pour lire, bien traditionnellement les documents s’y référant, pour produire de la connaissance bien classique avec notre non artificielle et limitée intelligence .
    Je crois que chaque époque conserve selon sa capacité à exploiter. Celui qui marche se satisfait d’une carte d’état major, mais avec un avion, on se prend à rêver d’autres cartes. Nous sommes à un changement d’échelle, sans bien savoir d’ailleurs, je suis d’accord avec toi, quelle sera la juste mesure.

    • Ta première phrase m’inspire la remarque qu’on peut garder des livres quand on ne sait pas lire parce qu’on a l’intention d’apprendre à lire et qu’on ne sait pas si on trouvera ces livres-là quand on aura appris. Je trouve que ça s’applique bien aux archives.
      D’accord avec ta description réservée de ce que représente les traitements massifs de données. Il faut insister sur ce point que la technologie donne une autre représentation du monde (comparaison avec la cartographie) qui n’est pas nécessairement mieux mais qui est assurément autre.
      Conclusion, restons ambitieux pour comprendre au mieux l’impact de tous cela sur la vie des êtres humains et restons modestes car nous n’appartenons qu’à notre époque…

  2. mieux vaut une tête bien faite que bien pleine même si la tête bien faite de P.Boucheron est aussi bien pleine.

    classer c’est donc éliminer et c’est une action positive. A condition dene pas se tromper …

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