Archiver, après ? Marie-Anne Chabin, Djakarta, 2007
Osez archiver !
Le succès fut toujours un enfant de l’audace
Crébillon
Les archives ne sont plus ce qu’elles étaient.
Au cours du dernier quart du XXe siècle, on est passé d’un schéma « créer-archiver-conserver » où la création des documents était très encadrée, le transfert aux archives discret et la conservation sacralisée, à un schéma « créer-archiver-conserver » où la conservation doit répondre aux problèmes de volume et de défi technologique, face à une création, anarchique, débridée, volubile, foisonnante, éclatée, ventripotente, pléthorique ; la fragilité des deux extrêmes donne plus de poids, plus de responsabilité à l’étape médiane et médiatrice qu’est l’archivage.
Ce n’est donc pas après mais bien avant la mise en archive que le travail d’archivage se situe.
Archiver, c’est anticiper. C’est voir aujourd’hui l’information qui aura du prix demain. C’est dire maintenant ce qu’il faudra savoir plus tard pour retrouver cette information. C’est faire a priori ce qu’il serait trop difficile ou impossible de faire a posteriori pour préserver cette connaissance.
Autrement dit, archiver, c’est sélectionner, qualifier et protéger la trace documentaire. Et le processus est le même pour l’archivage actif au service de la preuve et de l’économie que pour l’archivage historique au service de la mémoire collective. La différence entre les deux archivages est une question de cible, celle du public à qui profiteront les archives.
Les archives du XXIe siècle ne se recueillent pas, elles se cueillent. Ceux qui entrent en scène après coup pour récupérer et prendre soin des masses accumulées anarchiquement pratiquent la sauvegarde des archives, pas l’archivage.
Les acteurs de l’archivage sont pluriels. Il y a ceux qui analysent les documents et les dossiers, ceux qui hiérarchisent les risques et les priorités et ceux qui réalisent la mise en sécurité. Leur clairvoyance, leur responsabilité, leur technique conditionnent la qualité de la tâche d’autres acteurs : ceux qui pérennisent les données, ceux qui médiatisent les ressources et ceux qui utilisent les informations archivées.
Dans la société de l’information, les spécialistes des archives traditionnelles, les archivistes « historiques », ne sont plus les seuls professionnels de l’archivage mais leur connaissance intime du document d’archives au fil des temps est précieuse pour analyser et identifier avec le recul nécessaire une information archivable aux formes inhabituelles et volontiers contournées.
Pour trouver leurs marques dans ce nouvel environnement, les archivistes doivent valoriser leur savoir-faire et communiquer, non pas communiquer des dossiers dans une salle de lecture mais communiquer d’eux-mêmes une image moins confinée et plus interactive.
Les archivistes ont par exemple dans leur jargon certaines expressions qui sont, avouons le, bien grises : ils rédigent des tableaux de gestion pour gérer les archives intermédiaires. La première expression est si fade qu’on a du mal à la prendre au sérieux, alors que ces tableaux se veulent un document de référence essentiel. La seconde, on l’a dit, recèle une pointe de condescendance pour les producteurs de l’information dans la mesure où l’adjectif fait voir leurs documents avant tout comme des documents en attente de reconnaissance de ce potentiel intérêt historique qui, seul, justifierait cette conservation « intermédiaire », comme si la valeur juridique et technique de l’information était négligeable. Le premier archivage, l’archivage actif, en pâtit ; c’est pourtant ce premier archivage qui préoccupe légitimement les entreprises et les administrations. Et sans lui, le second archivage, historique, est un combat qui s’avère vite coûteux et parfois impossible.
Les archivistes se plaignent souvent d’être mal considérés et mal payés. De fait, une étude de l’association des diplômés universitaires en archivistique (bac + 3 à 5) a souligné la trop fréquente petitesse de leurs salaires : 20% dépassent à peine le SMIC…[1] Ce qui peut s’expliquer pour un emploi de manutentionnaire de cartons ou de tri soporifique au fonds d’un bureau est inadmissible pour une fonction d’expertise et d’organisation. Encore faut-il que les compétences sanctionnées par le diplôme d’archiviste correspondent aux compétences requises pour un archivage efficient. Or, comme pour d’autres disciplines dans ce monde mouvant, le décalage est bien réel entre la formation universitaire et les besoins de l’entreprise ou de la société. On ne peut à la fois porter des œillères et se plaindre de ne pas y voir !
Les nouveaux acteurs de l’archivage apportent à la cause commune de nouvelles compétences : connaissance des métiers dont les archives sont la trace, compréhension de la structure de l’information et de son cycle de vie, pratique des systèmes informatiques et des supports sans lesquels les documents et les données n’existent pas, analyse des besoins des utilisateurs, évaluation des risques à archiver ou à ne pas archiver, contrôle des masses d’informations, maîtrise des coûts et des services associés.
Ceci dit, l’archivistique reste le ciment naturel de l’archivage, mais une archivistique actualisée. Il est aussi vain de plaquer sans réfléchir des pratiques séculaires sur un monde en mouvement, que de réinventer de toutes pièces des fondamentaux qui ont fait leurs preuves.
Pour conclure, rappelons que les compétences professionnelles, les techniques archivistiques et la technologie ne servent de rien sans volonté politique d’en faire bon usage.
Qu’il soit actif ou historique, l’archivage ne peut exister sans une implication franche et lucide des décideurs, un choix délibéré de sécuriser l’information et de créer une mémoire. On pourrait même dire que l’archivage se présente comme une sorte de sandwich, une tranche d’expertise entre deux tranches de management : énoncer la politique d’archivage, mettre en œuvre les processus de constitution des archives, auditer le système pour l’améliorer et ainsi de suite, faisant de la mise en archive non plus un geste ultime mais un cercle vertueux.
Entreprises, administrations, collectivités, associations, réfléchissez aux avantages d’un archivage juste payé au juste prix. Le non-archivage pèse et coûte. En archivant mieux, non seulement vous répondrez aux besoins d’information de votre communauté, mais encore vous économiserez de l’argent et du temps.
N’hésitez plus à affronter une question bien plus intéressante et bien plus riche qu’elle n’en a l’air.
En un mot, osez archiver !
[1] Voir http://archinet.aedaa.free.fr ou http://adelitad.free.fr ; voir aussi l’éloquent débat sur les salaires sur le forum de l’Association des archivistes français en octobre-novembre 2006 : http://fr.groups.yahoo.com/group/archives-fr/