D’étymologie toute simple (préfixe latin « in » pour dire « sans », et limite), l’adjectif « illimité » possède une définition constante dans les dictionnaires de langue française depuis le XVIIIe siècle : « Qui n’a point de bornes, point de limites ». On peut distinguer deux applications : l’une pour la description de la nature ou la qualification de concepts pour exprimer qu’on n’en connaît pas la limite, avec une approche plutôt spatiale : étendue illimitée, liberté illimitée ; l’autre, appliquée à une action humaine pour exprimer que l’on n’a pas fixé de limite, en général temporelle : congé illimité, grève illimitée.
On constate aujourd’hui des emplois dérivés de l’adjectif « illimité » qui se présentent comme des signes d’une dérégulation du temps humain (voir aussi le billet temporalité).
En téléphonie et services web, l’argument de l’illimité est passé au premier plan : appels illimités, SMS illimités, accès illimité, bande passante illimitée, musique illimitée, wifi illimité, jusqu’à « forfait illimité » qui sonne comme un oxymore… Les fournisseurs de services de messagerie électronique vous proposent un « stockage illimité pour héberger vos fichiers et vos e-mails ». On trouve même l’offre d’un « Centre de bronzage illimité » avec « UV illimité » : rien que l’idée, à force de chaleur éternelle, fait froid dans le dos…
Il faut croire que l’accroche commerciale de l’illimité se révèle plus efficace que le classique « à volonté » dont c’est pourtant le sens, comme dans le domaine de la restauration « buffet à volonté ». Car il y a bien une limite, temporelle à ces services : même en ne dormant plus, même en étant hyper-agile de ses deux pouces, même en utilisant tous les artifices de la diffusion à de multiples destinataires, même en sous-traitant à vos amis Facebook (dont le nombre est illimité) pour vous relayer sur votre iPhone pendant que vous faites une pose déjeuner (attention aux frites à volonté !), vous serez toujours limité par le nombre d’heures dans une journée, le nombre de jours dans la semaine, de mois dans l’année, etc. L’illimité dans la publicité correspond donc à une sympathique illusion de liberté, complètement factice, un mirage de liberté qui devient vite un esclavage mais où le consommateur, par peur de ne pas bénéficier du service qu’il pense avoir payé, aime à se précipiter. Grand bien lui fasse.
Dans un autre ordre d’idée, on voit souvent dans les tableaux récapitulatifs des durées de conservation des documents d’archives : « durée de conservation : illimitée ». De deux choses l’une : ou bien les documents doivent être conservés sans limitation de temps par qu’ils ont été sélectionnés au titre du patrimoine historique ; ou bien, ils ont une valeur limitée dans le temps mais dont la borne n’a pas été fixée.
Si les archives relèvent du patrimoine commun, le terme illimité est inutile. Il suffit de regarder les circulaires de tri et de traitement des archives historiques de la direction des archives de France (DAF) / Service interministériel des archives de France (SIAF) : la notion d’illimité n’y figure pas, et c’est bien naturel. À partir du moment où les documents sont versés aux archives historiques, ils font partie du patrimoine, point ; avec tout ce que cela comporte en termes de préservation.
Si en revanche, les documents présentent une valeur pour celui qui les a émis ou reçus, il est hautement souhaitable de définir cette borne de conservation, même si elle relève du long terme (vie des organisations, vie des équipements, vie des personnes) car la définition d’une règle argumentée incite à la bonne gestion de l’archivage, tandis que la « durée de conservation illimitée » incite à la déresponsabilisation. Les records managers américains utilisent l’expression « permanent retention period », l’adjectif permanent, pour autant que les mots soient un vecteur de sens, étant plus incitatif car il évoque davantage une assistance de tous les instants, autrement dit, pour l’archivage, un contrôle et un reporting réguliers de l’état de conservation et de la disponibilité des documents archivés.
La longueur de ce billet étant limitée, on s’en tiendra là pour ce lundi. Bonne semaine !
Le mot que je retiens de votre billet est celui de déresponsabilisation. Je remarque depuis plusieurs années que les règles sont édictées par l’administration des archives ont tendance à déresponsabiliser ceux qui ont la charge de l’émission, la réception puis la gestion des documents engageants par des règles menant à l’absurde comme celle du visa du directeur des archives départementales pour la destruction d’archives publiques (voir les commentaires suite à un article que j’ai publié en janvier 2012 sur la destruction des données personnelles : http://www.arkheconseil.fr/?p=1218). Au-delà de cet exemple, votre article et le commentaire qui le suit mettent encore une fois en lumière l’importance que nous devons apporter aux mots de l’archivage et au sens qu’on leur donne car le secteur souffre de confusions tendant à rendre l’activité mal pratiquée et mal comprise.
L’idée que la notion d’illimité (commerciale) se confond avec celle de liberté (factice, bien sûr) est intéressante. Comme on a payé pour TOUT, on veut TOUT et tout de suite, sinon on aura le sentiment d’être dépossédé. D’où frénésie de consommation – liberticide, puisqu’elle ronge notre temps disponible (et non illimité, bien sûr) jusqu’à l’os.
Quant à l’abandon de l’expression «à volonté», elle est compréhensible : l’idée de volonté sous-entend celle de choix, de démarche positive à effectuer. Une certaine intelligence, en somme. D’où élitisme… Combien plus léger est l’illimité, qui ne suppose justement rien.
Et puis, les téléphones étant intelligents à notre place, pourquoi se fatiguer?