Auteur invité cette semaine: Sylvie Laigneau-Fontaine
Voilà un bien joli mot de la langue française, quoiqu’à l’évidence il n’en soit pas originaire.
Tout doux, tout rond en bouche, avec son ouverture et sa fermeture sur cette voyelle que les linguistes appellent, dans leur barbare vocabulaire, ‘postérieure mi-fermée arrondie’ et que Rimbaud voyait en bleu, et son début un peu dur sur la dentale -d que viennent adoucir ensuite le -m, bilabiale que l’on prononce avec les deux lèvres, comme on donnerait un baiser, puis le -n, qui vient corriger le côté trop sensuel du -m (un domino, ça sait se tenir !), prononcé avec juste le bout de la langue contre les dents.
Un bien joli mot, oui, mais qu’évoque-t-il à la plupart des gens ? A n’en pas douter, la plupart de nos concitoyens (j’omets volontairement quelques nostalgiques de leurs années d’étude et de fêtes joyeuses, à qui ce mot fera revenir en mémoire la gaillarde chanson dont l’héroïne est la jeune ‘Domino, mino, Domino, minette’, que le protagoniste emmène dans sa chambrette pour lui ‘enlever sa petite jupette’ et lui faire subir un bien plaisant traitement), la plupart de nos concitoyens, donc, songeront spontanément au plus respectable jeu de dominos. Nous y avons tous joué étant enfants, même sans savoir qu’il s’agissait d’un très vieux jeu (certains disent qu’on aurait retrouvé des dominos dans la tombe de Toutankhamon), dont l’origine est un peu incertaine, mais qui serait en tout cas arrivé en Occident par l’Italie, au XVIIe siècle, et y a ensuite rencontré un grand succès (dans Dupont et Durand de Musset, Dupont lance à son ami : ‘Je joue aux dominos quelquefois chez Procope’, et l’autre lui rétorque : ‘Ma foi, c’est un beau jeu ! L’esprit s’y développe. / Et ce n’est pas un homme à faire un quiproquo, / celui qui juste à point sait faire un domino’ !) A moi, néanmoins, le mot domino, quand Marie-Anne Chabin me l’a proposé, m’a immédiatement évoqué autre chose : domino, datif et ablatif sg de dominus, deuxième déclinaison, ‘le maître’… Il faut dire que je suis prof de latin, ce doit être une déformation professionnelle. Mais nous reverrons cela.
Revenons au jeu de dominos : pourquoi porte-t-il ce nom ? J’ai bien essayé de suggérer qu’il y avait du latin là-dessous et qu’il s’agissait après tout de se rendre ‘maître’ de l’autre, de le ‘dominer’ (domino, as, are, aui, atum, première conjugaison), mais l’explication ne tient pas la route. En cherchant dans divers dictionnaires, j’ai trouvé deux origines au nom de ce jeu, toutes deux fondées sur le caractère bicolore des pièces utilisées. Le jeu porterait ce nom car l’habit des Dominicains est pareillement composé d’une robe blanche et d’une cape noire (c’est généralement ainsi que l’iconographie représente saint Dominique lui-même) ; ou bien en référence au ‘domino’, cet habit de carnaval porté autrefois par les Vénitiens et constitué d’un grand manteau et d’une capuche, qui étaient souvent blanc devant et noir derrière.
Or, ô surprise, c’est là qu’on retrouve le latin ! En effet, pourquoi ce costume de carnaval porte-t-il ce nom ? Sans doute à cause d’une formule en latin. En effet, le capuchon du costume appelé domino ressemble au ‘camail’, capuchon porté par les ecclésiastiques pendant les offices en hiver. Le costume de carnaval s’est donc constitué en partie en parodie du costume ecclésiastique, et on a parodié pareillement la traditionnelle formule de salut entre ecclésiastiques : ‘Bene dicamus Domino‘ (bénissons le Seigneur). Revoilà mon dominus, ici au datif… Le latin est partout, même dans les jeux d’enfants !
Le latin est partout, et il n’est plus nulle part…. Il n’est même plus une épreuve du CAPES de lettres modernes (à moins que le cabinet de Vincent Peillon ait l’heureuse idée de l’y remettre) : cela veut dire que l’on va former une génération de profs de français qui pourront n’avoir jamais ‘fait’ de latin, qui ignoreront donc tout de l’origine directe de la langue française, et tout aussi de l’origine de la littérature française ! Comment expliquer Ronsard sans connaître, au moins un peu, l’élégie latine ; Molière sans connaître Plaute et Térence, les Comiques latins qu’il traduit allègrement (mes étudiants sont assez estomaqués quand ils se rendent compte que LA fameuse scène moliéresque de l’ Avare IV, 7, ‘je suis perdu, je suis assassiné … où courir, où ne pas courir’ figure déjà dans La Marmite de Plaute, presque littéralement) ; Racine sans connaître Virgile… ? On me dira que ce sont là auteurs anciens, que nous sommes au XXIe siècle et qu’il faudrait songer aussi, surtout, à la littérature moderne. Oui, mais le chantre du Nouveau Roman, Michel Butor, a donné avec La Modification une réécriture de l‘Enéide ! Bien sûr, qu’on peut expliquer La Modification sans le savoir, mais n’est-ce pas tout de même perdre une grande partie de sa saveur et des intentions de l’auteur ? Dans le même ordre d’idées, une de mes étudiantes a soutenu, il y a deux ou trois ans, un superbe Master sur une comparaison, justifiée, argumentée, excellemment analysée entre L’Art d’aimer d’Ovide et Belle du Seigneur d’Albert Cohen!
Quant à la langue latine, dans les lycées et les universités de France, on l’étudie encore moins, si faire se peut, que la littérature : quel dommage ! Quoi de plus formateur, en terme de rigueur, de logique, de capacités d’analyse, qu’une langue qu’on ne comprend plus à la première lecture, dont le sens n’est pas perceptible grâce à l’ordre des mots et au déroulé de la phrase mais uniquement (du moins si l’on n’en a pas une longue pratique derrière soi) au terme d’une analyse précise du cas des mots et donc de leur fonction éventuelle, analyse au cours de laquelle on est amené à formuler des hypothèses, à devoir les abandonner parce qu’elles ont abouti à une impasse de sens, à en formuler de nouvelles en reprenant tout à zéro, tel un scientifique dans son laboratoire ? Je dis souvent à mes étudiants de lettres classiques et modernes, un peu par provocation, beaucoup parce que c’est vrai, que le latin, c’est ‘les maths des littéraires’, qu’il requiert en tout cas les mêmes qualités de logique et de clarté de la pensée. Pourquoi cette dictature des maths et des sciences en général dans l’orientation des élèves ? Pourquoi ne pas proposer d’autres matières pour juger de la capacité de raisonnement et d’analyse d’un individu ? J’ajoute que le principal grief contre cette matière, qui a en partie justifié son éradication progressive des programmes scolaires et son remplacement par les mathématiques, à savoir son côté socialement discriminant, n’existe plus : les enfants des familles aisées ne baignent aujourd’hui pas plus que les autres dans la culture latine ; ils ne peuvent donc guère plus que les autres trouver dans leur famille une aide pour faire leurs versions latines, alors que leur exercice de maths ou d’anglais, ils n’ont que l’embarras du choix pour trouver quelqu’un qui le leur expliquera.
Le latin pour tous, trois heures par semaine, obligatoires, de la 6e à la Terminale, tiens, en voilà une bonne idée… que je vous laisse méditer en attendant vos réactions sur le blog de Marie-Anne !
MAC, in petto :
Bravo! Bravissimo!
Je me sens mieux depuis que Sylvie m’a appris que j’utilise plusieurs fois par jour, par heure voire par minute des ‘postérieures mi-fermées arrondies’.
Domino est un mot plein de ressources. Du coup, à l’heure où l’on redécouvre le noir et blanc en photographie, je m’étonne que l’entreprise Domino’s pizza se contente de proposer les traditionnelles pizza Reine ou pizza Margherita, au lieu de mettre à l’affiche d’originales pizzas « Blancs de seiche / Pruneaux » ou « Caviar / crème Chantilly ». Pour ma part, je les mettrais volontiers au menu des cantines scolaires, après les trois heures de latin prônées par Sylvie Laigneau-Fontaine, préconisation à laquelle je souscris à 150%, étant entendu que l’après-midi serait consacré aux révisions (récitation des déclinaisons sur des rythmes Latinos).
Je ne suis pas sûre qu’il faille rendre cet enseignement obligatoire (sauf en primaire, en alternance avec l’arithmétique) car le caractère obligatoire donne une image négative de la discipline. Mais il y aurait bien des possibilités de refonder l’apprentissage du latin dans un XXIe siècle qui continue de lui devoir beaucoup.
Étudier le latin est une excellente façon de gagner du temps dans la compréhension et l’expression des langues et de la littérature (latines mais par comparaison non-latines également), mais c’est surtout un moyen assez efficace (les moyens concurrents ne sont pas nombreux) d’acquérir une méthode de raisonnement et un sens critique fort utiles dans ce monde sauvage de surinformation et de désinformation permanente.
À cet égard, 100 heures d’apprentissage de la langue latine sont plus formatrices que 200 heures de réunions ou de débats sur les sujets d’actualité. C’est une simple question d’emploi du temps et de choix personnels, de priorités. C’est bien aussi de passer 300 heures à batifoler sur la colline aux myrtilles (blueberry hill) chantée naguère par… Fats Domino!