Il y a exactement deux siècles, dans l’été 1813, Adelbert von Chamisso, écrivain et savant allemand d’origine française publiait L’étrange histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre, titre que l’on pourrait compléter, en plagiant les titres de chapitres de Jules Verne : « Où le lecteur apprend comment cet insouciant de Peter aliéna irrémédiablement un bien fort précieux ».
Peter Schlemihl, jeune homme désargenté, cherche un emploi dans l’entourage d’un homme riche qui ne lui prête guère attention. Mais se trouve là un étrange personnage qui, bien que discret, présente la faculté fascinante de faire sortir de sa manche toutes sortes de biens que tel ou tel individu émet de désir de posséder (tapis, lunette, cheval…). Or, cet « homme en gris » suit Schlemihl et lui demande de lui céder son ombre en échange d’une bourse qui ne se vide jamais. Le jeune, attiré par l’argent, accepte : « Tope là ! Marché conclu ; je vous donne mon ombre en échange de la bourse. ». L’ombre, soigneusement roulée, disparaît dans la poche de l’homme en gris lequel disparaît à son tour. Peter Schlemihl part à l’assaut de la fortune, prenant soin de ne sortir qu’après le coucher du soleil.
Les premiers mois sont idylliques (richesses, belle fiancée, popularité due à ses largesses…) jusqu’au premier faux pas au soleil qui en appelle d’autres. Tout le monde rejette bientôt l’homme sans ombre, cet animal anormal. Peter Schlemihl réalise alors qu’« en ce bas monde, l’ombre est encore plus appréciée que l’or lui-même ». L’homme en gris revient un an plus tard mais pour lui proposer de récupérer son ombre en échange de… son âme. Comprenant son erreur fatale, Schlemihl refuse. Renonçant à ses rêves, il décide de devenir anachorète et d’étudier la faune et la flore en voyageant. Changement de destin.
Ce conte de mon enfance m’est revenu à la mémoire quand j’ai écrit le billet de la semaine dernière sur la contractualisation en ligne dans les réseaux sociaux. En effet, la façon dont Peter Schlemihl cède son ombre au diable, compte tenu de la différence d’époque, est d’une banalité assez similaire à celle dont un internaute « s’inscrit » sur Facebook : le clic sur le bouton rejoint la tape dans la main dans l’insouciance du moment et l’ignorance des conséquences potentielles.
Que le contrat soit oral ou tracé sur un support, il engage réellement dès lors que l’accord vise l’aliénation d’un bien propre, chose très différente du simple échange d’un bien de consommation ou d’un service ponctuel contre une somme d’argent ; et c’est une tautologie de dire qu’il engage durablement s’il n’est pas explicitement limité dans le temps.
La tacite reconduction est toujours risquée quand les parties contractantes sont de force inégale, a fortiori quand le faible ne connaît quasiment pas le fort et s’est laissé séduire par le bénéfice immédiat sans réfléchir plus avant.
Enfin, il est bien léger de s’engager sans clauses de résiliation et sans surtout qu’il soit prévu un tiers pour arbitrer les différends, ou bien si ce tiers est virtuel ou inaccessible.
Dans ce cas, pour contester, mieux vaut être de la trempe de David ou du Petit Poucet …
Au passage, ce conte fantastique de Chamisso soulève une question intéressante : l’ombre fait-elle partie des données personnelles ?