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La technologie numérique agit parfois comme une drogue, un aphrodisiaque qui procure des illusions.

N’est-il pas illusoire :

  • de croire que l’on est proche de quelqu’un parce que l’on est connecté au même réseau ?
  • de vouloir défendre l’écologie et préserver les forêts en dématérialisant à tout va?
  • de vouloir tout conserver : les données en général, les données personnelles en particulier, au motif que la trace existe, que toute trace intéresse l’Histoire et que la technologie permet de la stocker ?

Le tsunami numérique est bien là. Il roule, il enfle, il balaie sur son passage ceux qui sont trop fragiles pour lui résister. Alors, le Parlement européen veut organiser la destruction des données personnelles pour protéger les citoyens contre les abus d’une exploitation commerciale intrusive et délétère. L’idée est louable mais comme souvent, le projet de directive est mal fagoté, imprécis et lacunaire. Il n’en faut pas davantage aux tenants de la conservation intégrale pour s’insurger et brandir le risque d’une société amnésique si on faisait le ménage de toutes les traces numériques qui se déversent chaque jour dans les réseaux.

Cette ambition de tout conserver est illusoire dans les deux sens du terme : irréaliste et captieuse.

Elle est irréaliste dans la mesure où, par la combinaison des volumes exponentiels et des coûts de gestion et de maintenance des archives numériques, une conservation intégrale de qualité de toutes les données produites entraînerait des dépenses faramineuses ; une société qui dépense plus pour le passé que pour l’avenir est une société qui se meurt.

Elle est captieuse parce qu’elle laisse croire que l’historien a besoin de toutes les traces pour « faire de l’histoire ». C’est un mirage ! Et on se précipite vers la mer de données…

Je vais citer de nouveau l’historien québécois Jean-Claude Robert qui pose la question : « Connaît-on nécessairement mieux le passé parce qu’on dispose d’un plus grand volume d’archives ? ». Sa réponse est non, bien sûr.

Le succès de Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 (1975) est dû à son exemplarité, à sa représentativité, au regard particulier d’Emmanuel Le Roy Ladurie, à sa compétence à analyser et faire parler les sources, à sa sympathie pour son sujet. Y a-t-il lieu de déplorer que chaque village français n’ait pas fait l’objet d’une monographie similaire ? La pertinence des travaux historiques n’est pas indexée sur le volume des archives ; elle dépend de deux qualités humaines : la capacité à observer le présent car les travaux historiques ne s’adressent pas aux morts, et la compétence à identifier et critiquer les sources existantes.

Si mes informateurs sont fiables, 75% des archives de la période médiévale conservées aux Archives nationales de France n’ont jamais été consultés. Quand on regarde la courbe de la production de données un millénaire plus tard, décréter a priori l’exigence de tout conserver relève de l’illusion. Comparer la destruction des données personnelles susceptibles de faire l’objet d’une exploitation commerciale ou politique excessive à la destruction des manuscrits de Tombouctou, comme le fait le texte de présentation de la pétition  des historiens et archivistes qui a dénoncé dans l’hiver 2013 le projet de directive européenne (même si c’était dans le contexte du voyage du président de la République française au Mali après la guerre), constitue un amalgame préjudiciable au débat de fond qui réside dans le choix des données à conserver ; et cette sélection doit reposer sur des arguments archivistiques (diplomatiques) et juridiques qui sont aujourd’hui bien maigres.

Un des arguments des tenants du tout archiver est qu’on ne sait pas ce que les historiens rechercheront demain. Certes, on ne sait pas ce que demain sera. Cependant, avec mes trois ans de recherches historiques pour ma thèse et mes trente-cinq ans d’expérience du monde des archives, j’ai une réponse à cette question : les historiens de demain demanderont ce que l’on n’aura pas conservé ! Car même si d’aucuns croient tout conserver, ils ne conservent pas tout… Le syndrome d’Épaminondas sévit toujours. Les archivistes doivent avoir la modestie de reconnaître qu’ils sont influencés par les constats de lacunes dans les fonds d’archives constitués par les générations passées mais ne sont pas à l’abri d’un manque de discernement aux yeux des générations futures.

Et puis, il ne faut pas oublier de faire confiance aux initiatives individuelles et collectives, en dehors des institutions, pour créer la mémoire des communautés.

5 commentaires

  1. Chère Madame Chabin,
    je vous félicite pour cet article aussi utile que courageux. Je crois que les choix des archivistes actuels quant au tri et à l’élimination des documents n’empêcheront pas, de manière rédhibitoire, les historiens de demain d’écrire l’Histoire ou des histoires. Les Archives ne conservent pas à elles-seules toutes les traces historiques et toutes les sources de l’Histoire. Attention, je ne veux pas minimiser l’importance ou la responsabilité des institutions d’Archives et des archivistes, mais j’ai l’impression que nous vivons aujourd’hui une véritable confusion entre simples données et données pertinentes à conserver sur un long terme. Nous avons ou élaborons des règles pour le tri et l’élimination des documents. Nous serons responsables de certaines pertes qui seront le reflet de l’idée que notre société se fait d’elle-même et de sa mémoire. En tant qu’historien, j’ai appris que les absences, les silences, les documents manquants sont eux aussi significatifs. Nous n’avons consulté que 25% des archives médiévales et nous avons déjà beaucoup reconstruit l’image que nous pouvons nous faire de cette période. Je ne suis pas certain que la consultation du 100% des documents médiévaux nous donneraient 75% de connaissance en plus de cette période.
    Je peux comprendre le choix d’éliminer des données personnelles pour en empêcher des exploitations commerciales par des tiers. Je peux assumer le fait d’effacer des traces quand elles représentent plus de danger que de profit pour le citoyen. La définition de la politique d’archivage est d’abord une affaire des autorités. Ces dernières doivent établir la liste de ce qui est pertinent, important et utile pour elles, leur fonctionnement et leur histoire. En ce sens, les Archives sont un support des autorités pour mettre en place la politique d’archivage. Bien sûr, cette fonction de support va au-delà des fonctions techniques de sélection, de classement, de conservation et de communication. Les Archives, de par leur pratique et leur expérience, doivent conseiller les autorités sur la gestion et la conservation des dossiers et documents. Je perçois les Archives comme un garant des institutions, un outil des autorités, miroir des politiques adoptées par ces dernières. En ce sens, les Archives sont plus significatives que comme conservatoire général de la mémoire du monde.

    • Un grand merci pour votre témoignage.
      Oui, les archives ne sont pas les seules sources de l’Histoire et ce serait intéressant justement de faire une cartographie de ces sources (les archives et les autres) ; le sujet est vaste.
      Pour employez le terme « Archives » ; je l’entends sous votre plume au sens anglais du terme (par opposition à records). Totalement d’accord avec vous pour dire que la politique en matière d’archives et d’archivage est l’affaire des autorités mais j’ai envie de distinguer la « politique d’archivage » que doit élaborer, promouvoir et auditer toute institution ou entreprise pour assurer la production, la conservation et la disponibilité des documents qui l’engagent juridiquement et moralement dans le cadre de ses activités ; et la « politique d’archives historiques » qui revient, pour chaque communauté (nation, collectivité, famille le cas échéant) à définir quelles données (parmi les documents engageants ou parmi les traces écrites diverses) elle veut transmettre aux générations futures comme mémoire des générations présentes et passées.
      On peut se passer de politique ; c’est le cas le plus fréquent, et le hasard fait parfois bien les choses, parfois… Mais c’est évidemment mieux de réfléchir à ce que l’on veut pour ses successeurs et d’assumer ses choix.
      Quelle est aujourd’hui la politique de la France en matière de constitution des archives historiques ? Existe-t-il un document d’orientation politique, de ce gouvernement ou du précédent, qui expose en une ou deux pages les grandes tendances de la collecte et de la constitution de la mémoire, précisant la place de l’administration de l’État, des collectivités, des entreprises, des communautés et des individus ; les priorités en termes de nature, de forme ou de contenu de document /données/information : les décisions, les contrats ou les documents narratifs…, les traces de l’activité des puissants ou les traces de l’activité des humbles…, etc.
      Il y avait dans les années 1930 (et longtemps après…) des règles de sélection des archives historiques en fonction de la qualité des personnes concernées (on gardait les déclarations d’impôt des couches les plus favorisées de la société et on jetait les documents émis par les plus modestes) ; ce n’est plus le cas mais il n’y a pas à ma connaissance de politique affichée. La politique politicienne n’est pas la seule politique possible ! Là encore, je plaide pour que l’on approfondisse les critères techniques (archivistiques, diplomatiques) de la sélection. Cher internaute, je comprends que sur ce sujet-là nous sommes en phase.
      Un mot enfin sur l’enseignement des absences archivales : un magnifique sujet ! Cela m’évoque quelques souvenirs… J’espère que nous aurons l’occasion et le plaisir d’en reparler.

  2. Merci Mme Chabin, je partage vos conclusions sur l’impossibilité de tout conserver, et que cette illusion est quasi-parfaite et trompeuse…

    Quelques observations bien modestes :
    pour ce qui concerne les données numériques, ou électroniques, produites en ce moment même, je me pose deux questions :
    – des champs entiers de secteurs producteurs de données ne sont pas (et ne peuvent pas être) concernés par le tri (et par extension la destruction) des données, parce que systématiser ce tri est irréalisable. On peut s’interroger sur la sélection, on peut imaginer des critères de tri novateurs lorsqu’il s’agit de typologies « sérielles » facilement identifiables, on peut même baser son tri sur « les données ne sont pas suffisamment qualifiées, hop, poubelle » (je suis volontairement excessive) mais vouloir trier toutes ces données est humainement et matériellement impossible.- j’en veux pour preuve (mais ce n’est qu’un minuscule difficulté parmi l’océan) que l’assurance d’éliminer des données quand ces données sont sur des disques en RAID 5 -avec réplications, est très relative.

    – en corollaire, et en reprenant l’affirmation de Jean Claude Robert, « mieux connaitre le passé » : dans le cas des « big data » (pour ne prendre que cet exemple, je pourrais tout aussi bien prendre un exemple plus spécifique comme les bases de données épidémiologiques (des données fiabilisées, donc) ) ce n’est pas mieux connaitre le passé mais réexploiter les résultats bruts pour (r)affiner les observations scientifiques. La masse, la volumétrie, devient une mesure caduque : c’est la qualité de l’information et son identification qui importent.

    Je m’interroge par ailleurs sur ce pourcentage des archives de la période médiévale non consultés aux Archives Nationales. Par curiosité, s’agit il de 75 % du métrage linéaire total conservé pour la période médiévale? de 75 % des fonds classés et identifiés, dont les instruments de recherche sont diffusés ? Ces 75 % sont-ils lisibles par des êtres humains non paléographes?

    Merci encore.

    • Merci à vous, Charlotte, pour ce commentaire consistant.
      Il est bien certain que le sujet mérite des développements plus longs que ce que permet la page d’un billet de blog. Je précise que ma réflexion dans ce billet visait les archives historiques (en anglais : archives) et non les archives long terme d’entreprise (en anglais : permanent records).
      Vos deux remarques (ce sont plus des remarques que des questions) me semblent très justes :
      1/ la notion de tri est totalement remise en cause par le numérique ; il y a longtemps que j’en suis convaincue ; ayant au début de ma carrière eu à pratiquer des tris et échantillons, je me suis très vite inscrite au parti « ANTITRI » (c’est l’origine de ma méthode Arcateg™) ; le tri a posteriori est de mon point de vue un pis-aller ; ce qui me ramène à ma théorie des quatre-quarts pour les archives historiques (voir le 1er billet de mon autre blog Transarchivistique) : 3 quarts de sélection à la production ou différée avec des critères établis en amont (dont le critère de représentativité qui m’est cher et que je voudrais avoir le temps de théoriser un peu plus), et un quart de collecte au gré des politiques, les personnalités et des opportunités ; j’ai retenu de ma formation d’archiviste qu’il fallait trier pour identifier ce qu’il faut éliminer et garder le reste ; je crois que ce n’est pas la bonne méthode ; je prêche pour une sélection qui identifie ce qu’il faut conserver pour l’histoire (et je maintiens qu’on a moyen de qualifier les choses à la production, quitte à réévaluer ensuite) et se moquer du reste ; je pense aussi que nous vivons une époque de mutation sur ce plan là (comme sur d’autres) et qu’il y aura nécessairement de la déperdition dans la phase transitoire ; je m’efforce d’imaginer la question depuis 2025 (pas simple et aléatoire, je l’admets) ; voilà deux mots en -oire qui reviendront un de ces lundis;
      2/ le second point met en évidence la différence entre les données structurées (données scientifiques, médicales, etc.) que l’on peut, veut, doit réexploiter pour obtenir de nouveaux résultats dans un but opérationnel (je suis d’accord avec vous, la volumétrie est secondaire dans ce cas) et les données non structurées qui connaissent la même croissance effarante mais n’ont pas le même statut pour leur producteur. Si je me place du point de vue de l’Histoire, de la mémoire collective des peuples et des communautés, qui était mon point de vue dans ce billet, la formule de Jean Claude Robert me paraît toujours valable : il n’y a pas de valeur ajoutée à déclarer archives historiques la totalité de la production de ces données non structurées. La question qui me vient serait plutôt : quelle place pour les données structurées dans les archives historiques ? Je n’ai pas de réponse ce soir… Une autre question en me relisant : le big data englobe les données structurées et les données non structurées, est-ce à dire que la distinction entre les unes et les autres aurait du plomb dans l’aile ?

      Pour les 75% des archives médiévales, il s’agit – sauf erreur d’interprétation de ma part – du métrage linéaire global. Et je crois que la plupart des paléographes s’y casseraient aussi les dents (abréviations comptables, etc.).

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