Le mot « prétoire » est un des mots que je préfère dans la langue française. Il a une histoire (la légion romaine, la garde prétorienne, etc.) même s’il n’est plus guère utilisé au quotidien que dans son sens figuré de salle d’audience d’un tribunal. C’est un mot imagé, presque mystérieux et assez populaire (les « brèves de prétoires » concurrencent bien les « chroniques judiciaires »). À côté, l’anglais courtroom paraît terne, technique, mollement descriptif.
En tant que diplomatiste engagée (je consacre beaucoup de mon temps à étudier l’authenticité, la véracité, la sincérité des écrits numériques), j’aime surtout cette citation du chartiste Georges Tessier : « On peut donc avancer que la critique diplomatique est née dans le prétoire ou sur le forum à l’occasion de débats judiciaires ou de controverses politiques ou religieuses, quand le nœud du litige ou de la polémique était constitué par un document ou une série de documents contestés ». Cette citation est tirée de L’Histoire et ses méthodes (La Pléiade, 1961) dont Georges Tessier a signé le chapitre « Diplomatique ».
Elle est remarquable parce que la diplomatique est généralement présentée comme une science auxiliaire de l’histoire dont le but est d’apprécier l’authenticité des actes médiévaux, ce qui est vrai. Georges Tessier rappelle simplement qu’avant d’être utilisée a posteriori pour la recherche historique, cette méthode d’analyse et de critique des actes s’est forgée lors d’une polémique impliquant des acteurs « vivants ». En effet, les travaux de Jean Mabillon, père de la diplomatique, sont nés au XVIIe siècle d’une querelle entre l’ordre des Jésuites et l’abbaye bénédictine de Saint-Germain des Prés, avec intervention du ministre Colbert pour calmer le jeu. Il est donc logique que la discipline se renouvelle régulièrement au contact des débats suscités par les nouvelles formes de preuve.
Deux exemples, avec l’image et l’écrit électronique.
Dans son article « L’image dans le prétoire », repris dans le livre La vérité par l’image (Denoël, 2006), Christian Delage explique comment au tout début du XXe siècle en Amérique puis en 1945 lors du procès de Nuremberg, l’institution judiciaire a donné à l’image fixe puis à l’image animée un statut de preuve, ce que les historiens tentaient de faire de leur côté sans y parvenir vraiment. C’est dans le cadre du tribunal, dans le contexte d’une affaire précise avec l’ensemble des protagonistes que les conditions d’admission en preuve des documents figurés ou cinématographiques ont été détaillés. La Justice et l’Histoire ne disent pas forcément la même vérité mais la Justice se révèle plus prompte que l’Histoire à définir les caractéristiques de la véracité.
L’arrêt de la Cour de cassation du 4 décembre 2008 (n° de pourvoi 07-17622), volontiers considéré comme la première jurisprudence pour l’archivage électronique en est un autre exemple. La Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) envoie en 2003 un courrier à la société Continent laquelle affirme ne l’avoir jamais reçu et, estimant qu’il y a dommage, assigne la CPAM au tribunal. À l’appui de sa bonne foi, la CPAM produit une impression du fichier Word d’où est sorti le courrier original signé et posté, et qui est toute la trace qu’elle possède de cet envoi. Par pure sottise, elle l’imprime sur un papier à entête anachronique. La Cour d’appel de Reims accepte néanmoins cette impression en 2007 comme « copie informatique » du courrier de 2003 et déboute la société Continent. Un an plus tard, la Cour de Cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel au motif, entre autres, qu’il n’est pas conforme aux conditions d’admissibilité en preuve de l’écrit sur support électronique énoncées dans le code civil depuis l’an 2000 (article 1316-1).
Comment peut-on qualifier de « copie » un document (le fichier bureautique est un document) qui préexiste à l’original ?! Le statut du document est au cœur de l’analyse diplomatique. Or, on confond trop souvent copie, exemplaire, double, reproduction, minute… à se demander pourquoi et pour qui la langue française est si riche. Le fichier Word est très précisément une minute (i.e. un brouillon validé). Son impression n’est que la reproduction d’une minute. Et il y a beaucoup à dire encore sur la date, l’enregistrement, l’archivage…
Oui, il n’y a pas de doute, la diplomatique devrait s’immiscer davantage dans les prétoires !