« Le monde n’est qu’une branloire pérenne : toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte, et du branle public, et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. »
Cette citation de Montaigne (Essais, III, 2, « Du repentir ») a été et est toujours abondamment commentée, par exemple par Antoine Compagnon, dans son petit livre tiré de sa chronique sur France Inter Un été avec Montaigne, (Équateurs parallèles, 2013). Le monde bouge en permanence et l’homme est différent lui aussi d’un jour à l’autre. Le défi est de trouver son équilibre dans ce mouvement incessant, comme le cavalier trouve son équilibre entre ses propres mouvements et ceux de son cheval.
D’autres commentateurs transposent la sentence de Montaigne dans l’environnement numérique. Ainsi, rapportant l’analyse de Montaigne face à la rapidité d’évolution d’Internet, Isabelle Pariente-Butterlin conclut deux choses :« qu’un classique nous aide à penser notre monde et qu’Internet exprime la forme entière de l’humaine condition ». Le numérique secoue le monde d’une autre façon que les guerres il y a cinq ou dix siècles mais la relation entre l’homme et le monde n’a guère changé : l’instabilité est toujours là, par delà la technique et la technologie. De sorte que chercher la stabilité est un leurre ; c’est l’équilibre qu’il faut viser. Croire que l’on va trouver une solution pérenne aux problèmes est une négation du temps et de son impact continu sur toutes choses. La philosophie, comme art de vivre, consiste à balancer harmonieusement entre hue et dia, entre chimères et coups de bâtons, au plan individuel comme au plan collectif.
À un moindre niveau, l’entreprise est aussi une branloire pérenne, enfin plus ou moins pérenne (pérenne ne veut pas dire éternel ni perpétuel mais « qui se maintient d’une année sur l’autre »). Or, ce travers qu’ont souvent les individus et les organisations de rechercher l’outil idéal qui résoudra une fois pour toutes les difficultés est accentué avec le numérique : la puissance des outils fascine et séduit ; on veut y croire. Comme si de nouvelles questions n’allaient pas se poser, comme si l’action conjuguée des évolutions intérieures et extérieures n’allaient pas reconfigurer dès demain les enjeux et les risques. Cela me fait penser à un jeune conducteur qui a les yeux rivés sur le capot de la voiture au lieu de chercher son équilibre de conduite entre la ligne d’horizon et les rétroviseurs. Et l’instabilité s’accroît avec la vitesse…
Exemple : une entreprise recherche un logiciel de gestion documentaire, avec une configuration top niveau, un plan de classement hyper-complet, des fonctionnalités dernier cri, etc., qui régleront définitivement la question du classement, du stockage, de l’accès aux documents de l’entreprise. Or, le temps (étonnamment long du reste) d’exprimer les besoins, de se décider, de consulter le marché, d’étudier les offres, d’installer l’outil et de former les utilisateurs, la production des documents a déjà changé, les besoins d’information ne sont plus les mêmes, et la solution idéale attendue, reçue et utilisée selon l’image qu’on en avait deux ans plus tôt, n’est déjà plus en phase avec la nouvelle réalité. Trop d’ exigences figées favorisent le déséquilibre. Il faut de l’agilité pour progresser.
À tout hasard, rappelons que la branloire est une balançoire rudimentaire faite d’une planche posée sur un plot. Sans Montaigne, le terme aurait probablement disparu de la langue française. Le moteur Google, quant à lui, l’a déjà évacué : quand j’ai tapé « branloire, définition » pour voir ce qu’il allait me proposer, la première réponse a été : « Essayez avec cette orthographe : branlette »… Merci Google, pour les conseils branlants de ton branleur de moteur !