Il s’appelait Michel Chasles. Il était mathématicien. Il était académicien. Et ce n’est pas rien.
Et pourtant il était crédule, si crédule, en matière d’histoire, d’écriture et de…. diplomatique.
Sorti de Polytechnique en 1812, membre de l’Institut de France, officier de la Légion d’honneur, Chasles s’était fait une réputation de savant de haut vol. Mais il est resté dans l’histoire comme l’exemple même du savant naïf, victime de son amour aveugle pour les autographes et pour l’histoire que, manifestement, il ne reconnaissait pas comme une science…
Entre 1861 et 1869, Chasles se laissa abuser par un « saute-ruisseau » nommé Denis Vrain-Lucas qui réussit à lui vendre environ 27000 lettres de personnages tous plus célèbres les uns que les autres (Galilée, Pascal, Charles Quint, mais aussi Pythagore, Alexandre le Grand, Judas Iscariote….), des « autographes » qu’il fabriquait au fur et à mesure, non sans une certaine habilité et une intelligence pratique que l’on peut saluer. Les forgeries (terme de diplomatique) étaient réellement grossières et, quelle que soit l’époque concernée, dans un même français vieillot. Extraits :
De Cléopâtre à César : « Mon très aimé, notre fils Césarion va bien. J’espère que bientôt il sera en état de supporter le voyage d’ici à Marseille où j’ai dessein de le faire instruire, tant à cause du bon air qu’on y respire que des belles choses qu’on y enseigne… »
De Charles Quint à Rabelais : « Vous qui avez l’esprit fin et subtil, me pourriez-vous satisfaire ? J’ai promis 1.000 écus à celui qui trouvera la quadrature du cercle, et nul mathématicien n’a pu résoudre ce problème… ».
La supercherie fut dévoilée par Chasles lui-même, non parce qu’il avait des doutes mais parce que, Vrain-Lucas tardant à lui livrer un lot de plusieurs milliers de lettres (l’officine de fabrication ne suivait pas le rythme des commandes !), il craignait que son fournisseur ne cherchât à le doubler avec d’autres clients qui paieraient davantage; il le fit surveiller une nuit et découvrit le pot aux roses ! L’histoire est racontée en détail par G. Lenôtre dans L’affaire Chasles et l’arnaque Vrain-Lucas. Lors du procès de Vrain-Lucas, le tout Paris partit d’un grand éclat de rire, mais il semble que plus d’un collègue de Chasles à l’Institut se serait aussi laissé berner…
Comment ce manège a-t-il pu durer huit ans ? Faut-il que le mathématicien ait été aveuglé par son désir intense d’autographes ! Faut-il qu’il ait été capté par le contenu pour ne pas voir la forme !
Le sens pratique de Vrain-Lucas, conjugué à la crédulité épaisse de son client, lui donna des arguments : les lettres provenaient du fonds d’archives de la famille de Boisjourdain, émigrée en Amérique ; les papiers avaient pris l’eau et étaient difficilement lisibles. Une chance qu’on les ait récupérés ! Mais Aristote et Jules César ne pouvaient écrire en français ! Non bien sûr ! Il s’agissait d’une collection d’autographes plus ancienne ; la plupart des lettres avaient été traduites par Rabelais lui-même… Ah bon !
Vrain-Lucas apparaît finalement plus charlatan que faussaire. L’occasion fait le larron. L’occasion, c’était cette figure de proue de la science dure, totalement dépourvue de sens critique face au document d’archives, de ce sens critique qui devrait faire partie du bagage intellectuel de tout un chacun, et plus encore de ceux qui prétendent faire partie des « élites ».
Dans bien d’autres cas plus récents (je pense à Internet évidemment), le client n’est-il pas coupable, par sa crédulité affichée, d’une incitation à l’escroquerie ? Qui est coupable finalement ? Qui est responsable ?
Peut-être le système éducatif ?…
Votre dernière phrase est une véritable provocation !
L’instruction ne fait pas tout, la preuve par ce malheureux Chasles. Quand les gens ont envie de croire, aucune preuve contraire ne vient à bout de leur crédulité. Inversement quand les gens refusent les preuves scientifiques et crient au complot (des Chinois du FBI, de la Finance et tutti quanti en fonction de la mode), il est bien difficile de leur faire admettre certaines vérités.
Ceci dit l’école a effectivement son rôle à jouer, en particulier en développant chez les élèves le doute raisonnable et scientifique, à propos de toutes les sciences (humaines et autres) et techniques. Mais c’est un combat complexe et de longue haleine, que tous les enseignants ne sont pas prêts à mener, car expliquer les limites de la science et ses propres limites est délicat quand on se pense encore comme la principale ressource de savoir. Et puis l’école ne peut pas tout enseigner aux élèves, et ne peut pas leur imposer une manière de penser.
Elle peut leur donner des clés pour comprendre le monde qui l’entoure, et des moyens de décrypter les pièges les plus grossiers. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait, imparfaitement, mais pour la plupart des enseignants du mieux qu’ils peuvent.
Oui, c’est une provocation, ou du moins un appel.
Mon propos est de souligner a) qu’il ne faut pas séparer ni opposer les sciences « dures » et les sciences « molles », et b) que la diplomatique, en tant qu’analyse critique de l’écrit, devrait être enseignée dès la maternelle, dans l’environnement numérique tout spécialement. La culture numérique ne se limite pas à la culture du clic. La prise de conscience de ce à quoi on s’engage en cliquant est encore à faire pour la majorité des utilisateurs des réseaux. Heureusement, les choses avancent car le MOOC « Bien archiver : la réponse au désordre numérique » du CR2PA et de l’Université de Paris Ouest est présenté sur la plateforme FUN dans la rubrique « Nouveaux MOOC sur le numérique au quotidien… » : https://www.france-universite-numerique-mooc.fr/courses/Paris10/10003/Trimestre_1_2015/about