Le rouleau-compresseur lamine. La charrue laboure la terre. Le téléscope rapproche le ciel de l’œil humain. L’algorithme calcule. Chaque outil a une fonction. Quand il est usé, démodé ou dépassé par le progrès technologique, il est remplacé par une nouvelle génération d’outil. Roule, ma poule !
Le début du XXIe siècle est la grande saison des algorithmes qui rivalisent d’ingéniosité et, avec leurs potes les capteurs et leurs copines les puces, s’éclatent dans le big data.
Le temps où l’algorithme aidait l’homme à dérouler les étapes pour aller, physiquement ou intellectuellement, du point A au point B est dépassé. Ce n’est plus l’homme qui transmet les données de calcul à la machine ; l’homme est les données. Tout est tracé : les connexions, les actions et les omissions, les expressions et les impressions, les aspirations et les transpirations (la liste n’est pas exhaustive) de tout un chacun. Tout cela pour un monde meilleur : suivi médical, organisation du trafic, sécurité des territoires, domotique épanouissante, accès à l’information. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient.
Les excès actuels et à venir de ce techno-pouvoir, ainsi que l’incapacité béate des gouvernements à les réguler, sont dénoncés ici et là dans des blogs et dans des livres, au nombre desquels La vie algorithmique, de l’écrivain et philosophe Éric Sadin, parue récemment chez L’Echappée.
Interviewé par Libération (joli nom pour un quotidien…), Éric Sadin répond, justement : « Sous couvert de « libération » démocratique des données, ce qui est nommé open data ne vise, in fine, qu’à transformer des informations en services et applications marchandes visant à monétiser nos vies. […] En une quinzaine d’années, nous serons passés de l’âge de l’accès à celui de la mesure algorithmique de la vie ».
À Mediapart, Éric Sadin fait remarquer que « de plus en plus de nos gestes sont orientés par des algorithmes en vue de nous faire adopter des comportements, non pas de façon coercitive, mais sous une forme incitative par la stimulation du désir ».
Parmi toutes les familles d’algorithmes qui transforment irréversiblement la société, ce sont les algorithmes prédictifs qui retiennent plus spécialement mon attention. Pour chaque individu contrôlé en continu, on peut prédire ses comportements dans les prochains jours, et ce au vu de tous, dans la ligne de la télé-réalité qui a tant séduit le vulgum pecus. Attention : « La fille qui tourne au coin de la rue va bientôt acheter le dernier livre de Guillaume Musso sur Amazon.fr ». Fantastique !
Se voir dicter (dans le vocabulaire algorithmique, le verbe dicter est synonyme de suggérer) une envie de boire, un choix de lecture, un itinéraire de promenade ou une heure de réveil a quelque chose de dérangeant. J’ai en mémoire mes cours sur le déterminisme et le libre-arbitre. Aura-t-on encore le choix demain de croire à l’un ou à l’autre ?
Mais il y a un effet secondaire des algorithmes prédictifs qu’on ne souligne pas assez. Si tout est rationnellement et froidement prédictible et prévu dans la vie des humains, s’en suivra inéluctablement le chômage pour toute une série de métiers et d’états : astrologues, fantaisistes, prédicateurs, sondeurs, sérendipitistes, adeptes du droit à l’erreur, défenseurs du goût sucré-salé du regret…, sans parler des archivistes qui, le choix des documents à conserver au titre d’archives historiques étant automatisé par l’analyse des précédents choix combinés aux statistiques de consultation, croisée avec le calcul algorithmique du top-ten des tendances historiographiques internationales, n’auront plus qu’à aller tailler une bavette avec Paul Emploi (bavette saignante ou calcinée, à programmer sur le smartphone). Le rêve !
Non, décidément, l’idée que la phrase « le cadavre exquis boira du vin nouveau » ait pu être forgée par un algorithme prédictif à l’aide de capteurs branchés sur la tête des surréalistes me coupe l’appétit poétique (heureusement qu’André Breton n’est pas né en 1990 à San Diego !).
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