Les « Archives Snowden » sont à la une du journal Le Monde daté du 8 décembre 2016. Ce sont même les tous premiers mots (en haut à gauche).
Sur les révélations elles-mêmes, je n’ai rien à dire de plus ou de moins que n’importe quel citoyen… mais l’emploi du mot archives ici me fait réagir.
Des archives en vue
Le mot archives est suffisamment rare dans un titre d’article pour qu’on le fasse remarquer quand cela arrive. C’est intéressant car, à côté de la connotation dévalorisée du mot dans le langage courant (des vieux trucs périmés), le terme archives renvoie aussi une image positive et digne d’intérêt (mémoire collective, source de la connaissance).
L’emploi du mot archives dans la presse est muti-facettes, de même que l’emploi du mot archivage, bien que le lien sémantique entre les deux mots (les archives sont-elles le résultat de l’ archivage ?) ne soit pas automatique (voir Les nouvelles archives : conclusions d’une revue de presse et, plus récemment, L’archivage dans le Monde).
Mais que sont les « Archives Snowden » ?
Ces « archives » sont l’ensemble des documents soustraits par Edouard Snowden sous forme de copies numériques aux serveurs de la NSA (Agence nationale de sécurité américaine) pendant le temps où il exerçait comme consultant au service de cet organisme.
Il s’agit de données, de documents, de courriers qui sont les traces écrites des opérations de surveillance, illicites voire illégitimes, effectuées par l’Agence de sécurité d’une des plus grandes puissances de la planète, sources de tensions entre les États du globe.
Ces archives-là sont des documents récents, vivants, sensibles, stratégiques. Ce sont des documents émanant directement du pouvoir. C’est bien le sens originel du mot archives (arkheia, archivum) vu sous l’angle de la valeur du contenu et non du lieu (les documents entreposés et non l’entrepôt) ou, plus exactement sous l’angle de la valeur du contenu qui justifie un lieu spécifique de conservation.
Que ces archives de nature secrète soient révélées au public en fait des documents explosifs !
On est loin des archives historiques que le citoyen est invité à consulter dans les salles de lecture ou sur les sites Internet des services d’archives publics ou privés (documents anciens prestigieux, sources de l’histoire personnelle et généalogique, dossiers trentenaires et plus des administrations, etc.). On est loin également des documents poussiéreux et des fichiers hétéroclites oubliés dans les caves ou dans les nuages.
Sauf que les « Archives Snowden » ne sont pas les « archives de Snowden »
Il convient de faire remarquer que, si Edouard Snowden détient ces documents (une copie de ces documents car la NSA dispose toujours des données originales – il en eût été autrement peut-être dans un environnement papier…), donc si Snowden est le détenteur ces archives, il n’en est pas le producteur et il n’en est pas le propriétaire au sens juridique du terme. C’est du reste un des griefs contre lui, conduisant à son statut de réfugié à Hong-Kong puis à Moscou.
Traditionnellement, les archives sont les traces écrites d’une activité humaine dont la finalité n’est pas la production d’ archives mais un acte politique, économique, social, etc. C’est précisément ce qui les différencie du livre puis de la documentation. Les archives sont des documents élaborés dans le contexte de règles juridiques et sociales dans le but de témoigner des droits et obligations des uns et des autres (pouvoir, administrés, commerçants, propriétaires immobiliers, inventeurs, etc.). Les archives sont des traces organiques ; j’aime à dire, de manière un peu provocatrice, que les archives sont une sécrétion humaine, un sous-produit (by product) des activités administratives, médicales, éducatives, techniques, commerciales, etc. dont la finalité est autre que leur propre existence. On produit un livre pour être un livre, un « bien culturel » comme on dit maintenant, mais les archives ne naissent pas « biens culturels » même si certaines peuvent le devenir avec le temps. Les archives sont produites non pour elles-mêmes mais pour prouver un droit, prévenir un risque, tracer par écrit une réalité à laquelle on aura besoin de se référer demain (le cas qui correspondant aux données NSA), ou encore enregistrer une mémoire.
Pour revenir à Edouard Snowden, il est certain que son activité de lanceur d’alerte, en tant que telle, a laissé des traces organiques (pas trop si possible vu le risque) mais ces traces sont autre chose que les données, courriers ou rapports subtilisés. Les documents interceptés et recopiés étaient la cible même de l’opération non une trace destinée à justifier sa bonne exécution vis-à-vis d’un tiers. Les « Archives Snowden » constituent le bénéfice de la mission d’information que s’est attribuée Snowden ; cette documentation est son tableau de chasse, et non ses archives à proprement parler.
Il n’existe pas (pas encore à ma connaissance) de terme spécifique pour désigner les documents d’archives collectés secrètement par un lanceur d’alerte ou publiquement par une association militante dans la production de telle ou telle organisation, un terme qui explicite le fait que le détenteur et « promoteur » des documents n’est pas leur producteur. Ce mot finira peut-être par émerger…
Hélas, j’intellectualise à peu de frais ! Les « Archives Snowden » sont tout bêtement une transposition journalistique de l’expression anglaise « Snowden Archive », expression où le mot Archive, au singulier, signifie « fonds documentaire », « collection de documents », « accumulation de témoignages écrits », avec une acception bien plus large que les archives organiques d’un producteur-propriétaire, avec une primauté donnée au lieu de conservation et à la constitution délibérée d’une collection, bien au-delà de la notion archivistique de « fonds d’ archives ».
La différence de sens transparaît dans les deux « petites » différences de forme que l’on peut noter entre « Archives Snowden » et « Snowden Archive » :
- l’inversion de l’ordre entre le substantif et le génitif qui le qualifie et qui est normalement post-posé en français (cf la « romaine patrouille » d’Obélix) ;
- le « s » ajouté à archive car le pluriel fait plus académique en France (je me rappelle encore comment j’ai été vouée aux gémonies en 2000 pour avoir osé utiliser le mot archive au singulier dans le titre d’un de mes livres).
Au final, cette formulation a le mérite de rappeler, de manière indirecte mais de manière positive, que les actes du pouvoir sont des documents d’archives. Les anglicismes ont du bon, tout de même.
Toujours aussi (im)pertinente et passionnante, chère amie!