Depuis quelques semaines, le mot « imprescriptibilité » (appliqué aux archives publiques) me trottait dans la tête, à la suite de certaines lectures, et je me tâtais pour poster un addendum à mon recueil de billets de blog en -ité [1]. Ce qui m’a décidée est l’échange que j’ai eu en décembre avec François Chabaud, marchand d’autographes de Bordeaux, qui sollicitait mon expertise sur la notion de revendication d’archives publiques, après avoir été mis en demeure par le service historique du ministère de la Défense de lui remettre gracieusement un document mis en vente sur e-Bay par ce commerçant.
Le document en question est un cahier de douze pages, manuscrit, intitulé « Rapport du capitaine Lacuée, commandant le brick de la République L’Alcion, pris le 20 messidor an 11 par le Narcisse, frégatte [sic] anglaise de 44 pièces de canon de 24, capitaine Donnelly » ; il n’est pas daté autrement que par la date des événements qu’il relate ; on note à la fin, sous la signature du capitaine Lacuée, la mention « Nous officiers embarqués à bord de L’Alcion avons pris lecture de ce mémoire et n’y avons rien trouvé qui ne soit parfaitement conforme à la vérité. Signé Anne, lieutenant en pied ; Bréant, Raybert et Rainjeart », suivie des mots « Pour copie conforme à l’original » et de nouveau la signature de Lacuée.
Ce document a été repéré sur le catalogue de vente et est réclamé en restitution en tant que document d’archives publiques par la « division des archives privées » de la Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives du ministère. La base de la revendication est l’article L212-1 code du Patrimoine qui stipule : « Les archives publiques sont imprescriptibles. Nul ne peut détenir sans droit ni titre des archives publiques. Le propriétaire du document, l’administration des archives ou tout service public d’archives compétent peut engager une action en revendication d’archives publiques, une action en nullité de tout acte intervenu en méconnaissance du deuxième alinéa [détention sans droit ni titre] ou une action en restitution. Les modalités d’application des dispositions qui précèdent sont fixées par décret en Conseil d’État. »
Cette copie de mémoire rédigée par un militaire il y a plus de deux siècles et qui n’a visiblement jamais fait partie d’une collection publique d’où il aurait été subtilisé à un moment ou un autre, serait donc un document d’archives publiques qui s’ignore ?
Cette question, plus largement, m’inspire trois réflexions : une sur le statut d’archives publiques ; une autre, plus archivistique et diplomatique, sur les critères d’analyse et de qualification des documents d’archives au regard de ce statut ; et une dernière sur les brèches observables dans la réalité de cette fameuse imprescriptibilité des archives publiques.
Le statut d’archives publiques
Les archives publiques sont imprescriptibles, dit la loi. Cela signifie que le statut d’archives publiques ne se perd jamais et, en conséquence, que les documents d’archives publiques ne peuvent être vendus. On associe en général l’inaliénabilité à l’imprescriptibilité, la première découlant logiquement de la seconde. C’est un principe légal qui est très clair. Il s’ensuit que le rapport de Lacuée, s’il était public lors de sa création en 1803 est toujours public 213 plus tard.
La véritable question est celle de la définition des archives publiques. La loi française inclut depuis 1979 une définition légale des archives qui constitue aujourd’hui l’article L211-1 du code du Patrimoine : « Les archives sont l’ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité. »
Cette définition, que je trouvais excellente lors de mes études, me le paraît beaucoup moins à l’usage. En effet, les archivistes français ont tiré de cette définition une vision très englobante des archives : tout est archives, une vision qui s’oppose à la distinction anglo-saxonne entre les simples « documents » et les « records », autrement dit entre les simples documents et les archives en tant que documents archivés pour un motif identifié (caractère engageant de la décision, trace et preuve de la réalité des faits, valeur mémorielle). Le mot français archives est d’ailleurs la traduction traditionnelle, et fondée, de l’anglais records jusqu’à l’emballement terminologique et insensé de ces dernières années qui n’a apporté que de la confusion mais c’est une autre histoire.
En France, aujourd’hui, selon la théorie officielle, tout document émis ou reçu par une personne publique, même le plus humble et inepte brouillon, est un document d’archives dès sa création. Plus encore, tout document d’ archives est, depuis la loi du 20 février 2015 [2], un « trésor national », qu’il ait une valeur historique ou non. Cette position est passablement incompréhensible (m’évoquant l’idée d’une loi tarentule) [3]. En effet, par son caractère quelque peu irréaliste, elle a l’effet inverse de l’effet recherché. Elle affaiblit la notion même d’archives. Si tout est archives, rien n’est archives ! Réduire la qualité d’archives au statut du producteur, sans faire de distinction entre les documents officiels, les documents engageants, les documents publiés, d’une part, et les documents de préparation, les notes personnelles et les copies de travail d’autre part, peut paraître archivistiquement faible.
Une autre caractéristique des archives « à la française » est cette affirmation que les archives « naissent » archives. On trouve par exemple cette idée exprimée dans l’article « Le droit de revendication d’archives publiques par l’État » publié par Hervé Lemoine, directeur du Service interministériel des Archives de France [4] en réponse à l’article d’Eric Tariant « Le torchon brûle entre les Archives et le marché. Une pratique systématique et radicale du droit de revendication par l’État fige le marché des archives », publié dans Le Journal des Arts n° 436, 22 mai 2015 [5]. Il est dit dans ce texte que : « La particularité des archives publiques est d’être nées comme telles même si elles ne sont jamais entrées dans les collections publiques ». Et Hervé Lemoine de citer la jurisprudence sur ce point, mettant du même coup en évidence que la loi n’est pas si claire.
On peut aller jusqu’à voir là une négation de l’archivage. En effet, si on considère l’archivage comme le geste d’abord managérial puis technique de mettre dans un système approprié de conservation les documents qu’il convient de garder pendant un temps court ou long, ou sans limitation de durée mais avec une justification ou une motivation exprimée, les archives sont le fruit de l’opération d’archivage. À l’opposé de ce raisonnement, la formulation officielle française, en posant que les archives sont archives avant d’avoir été mises dans un système de conservation approprié, en posant que c’est le producteur du document et non son enregistrement dans un système d’archives qui détermine son statut de document d’ archives, on évacue l’activité d’archivage pour ne garder que la collecte et la conservation opérée par les archivistes. Tout est archives : il n’y a rien à archiver et on conserve tout, charge aux archivistes de trier. Tout le monde sait bien que ce n’est pas comme ça que les choses se passent et que tout n’est pas conservé.
Les documents de l’administration contemporaine « naissent » archives publiques mais entrent rarement tout de suite dans les magasins patrimoniaux. Au terme de la réglementation, ils doivent être « versés » (c’est le terme technique) au service d’archives publiques compétent pour le recevoir. Cependant la réglementation n’impose pas réellement de délai pour accomplir cette obligation de versement (je me souviens avoir réclamé des délais de versement dans un congrès de directeurs d’archives départementales, du temps où j’exerçais cette fonction, mais ce fut dans suite). Certains services arguent donc du fait qu’ils ont encore besoin de certains documents pour ne pas s’en défaire physiquement. J’ai vu il y a trente ans dans le bureau d’un directeur d’une administration départementale un document remontant à la fin du XVIIIe siècle (donc plus ancien que le mémoire de Lacuée) mais encore « valide » et dont ce directeur me soutenait avoir encore besoin au point de ne pas le pouvoir le verser aux Archives départementales… Il n’existe pas de délai de prescription pour le versement d’archives publiques.
On peut voir là une extension du domaine de l’imprescriptibilité en matière d’archives : à l’imprescriptibilité du statut d’archives publiques s’ajoute une « imprescription » de fait de l’obligation de versement. Le fait qu’un document qui aurait dû être versé aux Archives publiques mais qui ne l’a pas été, pour X raisons, est toujours en situation d’ être revendiqué par celui qui le détient plusieurs siècles après sa production, est bien différent du fait que les documents qui sont conservés aujourd’hui dans les archives publiques ne peuvent être aliénés et que, s’ils sont soustraits frauduleusement aux collections publiques, ils ne pourront jamais perdre ce statut, quel que soit leur cheminement et quels que soient leurs détenteurs successifs. Ce point mériterait un développement.
Il faut aussi lever une ambiguïté concernant la définition des archives publiques. Si tous les documents historiques dont l’État et les collectivités sont propriétaires sont dénommés « archives publiques », ce qui est généralement le cas, il faut reconnaître que tous ces documents historiques, donc toutes ces archives publiques ne sont pas « nées » archives publiques et ne correspondent pas à la définition officielle des archives. En effet, une partie de ces documents est entrée dans les archives par voie de don de leur propriétaire privé légitime ou par voie d’achat commercial. Ce sont par exemple des correspondances de personnes célèbres, des cartes postales, des plans, des fonds associatifs. Même si une partie des documents acquis ou donnés constitue, au moins aux yeux de l’administration des Archives, un retour à la normale lorsqu’il peut y avoir contestation sur l’origine et le statut initial du document, il en reste un certain nombre qui sont véritablement des biens privés à leur « naissance » et qui entrent par la suite dans le patrimoine national. On peut penser que ces archives-là, acquérant le statut d’archives publiques deviennent imprescriptibles mais elles ne sont pas nées « archives publiques ».
Un cas concret récent permet d’élargir encore la réflexion : les Archives de Paris ont collecté l’an passé les très nombreux témoignages de solidarité, écrits et sous forme d’objets divers, déposés souvent anonymement par des personnes de tous profils devant le Bataclan et constituant le mémorial de l’attentat terroriste du 13 novembre 2015 à Paris. Il est évident que les pièces de ce mémorial appartiennent désormais au patrimoine commun public. Il est non moins évident que ces documents ne sont pas « nés » archives publiques au sens de la loi car ils émanent de personnes privées. C’est la portée de l’événement qu’ils tracent et la résonnance de ce geste dans la nation qui en font des archives publiques.
Critères archivistiques et diplomatiques d’évaluation d’un document d’archives publiques
Remarque préalable : il est plus aisé de prouver le caractère public d’un fonds d’archives que d’affirmer que tel document isolé, telle pièce, est un document d’archives publiques. En effet, l’agencement des dossiers entre eux, l’agencement des pièces à l’intérieur des dossiers, le système d’enregistrement des documents, les mentions marginales, les tampons initiaux ou ultérieurs, et bien d’autres signes formels, racontent collectivement à qui sait les écouter d’où vient le fonds, comment il a été constitué, à qui il appartient et donc s’il a le statut d’archives publiques ou non. Lorsque l’on a affaire à un fonds d’archives (toutes les archives émanant d’une même entité juridique) ou à une partie de fonds (cohérente) ou même à un simple lot de documents, l’analyse diplomatique (les indices formels de validation, d’expédition et de réception, de transmission et de traitement) se combine à l’analyse archivistique (l’agencement des documents) pour révéler la nature des archives.
Lorsque l’on a affaire à un document isolé, l’évaluation peut être plus difficile car on ne dispose plus des indices extérieurs à la pièce physique individuelle. Il y a dès lors deux cas de figure::
- le document porte sur lui suffisamment d’éléments pour juger avec fiabilité de son authenticité et donc de sa provenance et de son statut ; par exemple une lettre de remerciements de Jacques Chirac, président de la République, à Madame Suzette Grosjean pour les vœux que cette dame lui a gentiment adressés, courrier daté du 5 janvier 2002, portant un petit mot manuscrit de Madame Grosjean indiquant le jour de la réception et le fait qu’elle en a fait une copie pour sa fille ; il s’agit d’un document d’archives privées, car il appartient à son destinataire, l’Élysée en aura gardé une copie, une minute ou simplement un enregistrement ; cette lettre privée pourra un jour être donnée aux Archives nationales ou achetée par elles (par exemple, si la petite-fille de Madame Grosjean devient championne olympique). Autre illustration avec un acte notarié sur parchemin qui sera a priori un document d’archives privé : on sait que les minutes notariales ont, à de rares exceptions près, toujours été rédigées sur support papier, tandis que les copies remises aux protagonistes de l’acte étaient toujours grossoyées sur parchemin ; mais si un des acteurs de l’acte est une organisation publique, la question se repose de savoir de quel exemplaire il s’agit ;
- le document ne porte pas suffisamment d’éléments d’identification sur son support et il faut aller plus loin pour « prouver » ou non sa provenance et son appartenance, guidé par la vraisemblance des choses, un peu comme un enquêteur va émettre des hypothèses avec ce qu’il sait du document et de son environnement, puis aller vérifier son hypothèse : remonter son cheminement, constater sa lacune dans le dossier où il devrait se trouver, etc.
On trouvera ainsi des cas où le doute sera impossible à lever.
Pour revenir à la revendication en matière d’archives publiques, il est évident qu’un registre d’état civil vendu aux enchères par un héritier du maire qui l’avait rangé dans sa bibliothèque personnelle (j’ai été témoin naguère de cette mauvaise pratique), devra être restitué aux archives communales sans aucune condition. S’il le document en cause est une minute notariale originale du XVIIIe siècle, cela paraît évident aussi, et pourtant ce n’est que depuis 1979 que les minutes des notaires ont le statut d’archives publiques (elles étaient jusque-là de statut privé, avec forte incitation à les déposer aux Archives départementales). S’il n’y a pas de preuve formelle de l’appartenance du document (mention du destinataire, tampons…), et que l’enquête contextuelle ne conclut à aucune preuve, on pourra difficilement fonder la revendication.
Quelques exemples encore. L’usage du fax perturbe l’analyse diplomatique : de nombreux dossiers publics contiennent des courriers faxés à leur destinataire (qui est parfois une personne privée) sans que l’original papier ait été remis à la Poste ; l’original reste donc dans le dossier alors que logiquement il n’appartient pas à l’émetteur, à moins que ce courrier n’ait été signé mais non expédié, ce qu’il est difficile de prouver sans mention spécifique d’envoi. Autre cas, vécu lui aussi : un document est établi par le directeur d’un organisme public pour sa hiérarchie, un rapport donc (comme le mémoire de Lacuée) ; si le contenu est sensible ou que l’information qu’il contient est précieuse, l’auteur du document pourra en faire une copie pour son usage personnel, juridique ou mémoriel ; on aura donc trois « versions » du document et non deux, susceptibles d’être quelques décennies plus tard mises en vente : deux qui seront des archives publiques (exemplaires émetteur et destinataire) et une qui sera un document d’archives privée, sauf à démontrer que cette pratique de copie est interdite et qu’il s’agit d’un crime imprescriptible…
Tout ceci se présente bien sûr différemment dans l’environnement numérique mais les indices archivistiques et diplomatiques, bien qu’ils mutent, perdurent. C’est précisément l’objet de la diplomatique numérique, méthode d’analyse indissociable d’un archivage pertinent dont j’ai fait mon activité professionnelle.
Les papiers des grands hommes [hommes ou femmes – écrire « grandes femmes » ne passe pas et me fait systématiquement penser à Berthe aux grands pieds] posent régulièrement la question de la séparation entre la part privée et la part publique de l’activité. Dans le texte d’Hervé Lemoine déjà mentionné plus haut, pour illustrer le caractère privé de certains courriers de personnes publiques en dépit de leur apparence publique, on trouve l’exemple du général Napoléon Bonaparte qui, sous le Directoire, écrivait parfois des lettres à Joséphine sur des papiers à en-tête de l’armée d’Italie. Ceci dit, ces lettres « nées » privées peuvent devenir ultérieurement propriété publique, par acquisition ou don, Napoléon étant plus célèbre que le capitaine Lacuée.
Cette question est toujours actuelle et je ne peux résister ici à la comparaison entre Napoléon et Hillary Clinton. On retrouve en effet le mélange de la correspondance privée et de la correspondance publique dans l’affaire des e-mails de Hillary Clinton sur laquelle je me suis penchée récemment (voir le MOOC du CR2PA « Le mail dans tous ses états » en cours [6]). Lorsqu’elle était secrétaire d’État, entre 2009 et 2013, Hillary Clinton a écrit des courriels officiels à partir d’une adresse de messagerie privée. Ce qui lui a valu en 2015 une accusation de négligence, affaire qui a été assez médiatisée tout au long de la campagne électorale américaine. Sur le fond, c’est stricto sensu l’inverse d’un courrier privé sur un papier à en-tête public mais c’est la même difficulté, parfois, à faire le départ entre le personnel et le professionnel. Mme Clinton a fait elle-même le tri entre ses mails personnels et ses mails en tant que secrétaire d’État ; elle a transféré les mails professionnels (environ la moitié des messages) au département d’État pour archivage, et elle a détruit les autres. Parmi les mails détruits (intentionnellement ou non, ceci n’est pas établi) se trouvaient quinze messages échangés entre Hillary Clinton et Sidney Blumenthal, assistant et conseiller spécial du président Bill Clinton (1993-2001) et ami de la famille. Or, les autres exemplaires de ces messages, conservés par Sidney Blumenthal, ont été retrouvés par la commission d’enquête sur l’affaire des e-mails. Indépendamment de l’enquête, faut-il penser que ces messages Clinton-Blumenthal (dont la teneur est supposément différente de celle des échanges Napoléon-Joséphine) sont privés ou, au contraire, qu’ils sont publics ?
Même si les lois américaines sont assez différentes des lois françaises sur la question des archives, on peut s’interroger sur le statut des documents d’un conseiller spécial du président. Il n’y a pas si longtemps qu’il existe un consensus en France sur le caractère public des archives des présidents de la République (le premier « versement » d’ archives présidentielles a été effectué par Valéry Giscard d’Estaing). S’il n’y avait pas eu l’affaire des e-mails de Hillary Clinton, on pourrait imaginer que, cinq ou dix ans plus tard, les archivistes collectent les courriels conservés par Mme Clinton à titre professionnel, correspondance où les échanges avec M. Blumenthal ne figurent pas car elles les a considérés comme privés et détruits, et que les mêmes archivistes identifient les quinze messages en possession de M. Blumenthal et, soit en exigent la restitution à titre d’archives publiques, soit lui achètent des documents, sans forcément énoncer clairement du reste si la somme versée est un véritable achat de documents privés ou une indemnité de « droit de garde » d’archives publiques. On peut aussi imaginer, les années passant, peut-être après le décès de Mme Clinton et celui de M. Blumenthal, les héritiers de ce dernier choisissent de vendre ces courriels sur eBay…
Quelques brèches dans l’imprescriptibilité des archives au quotidien
Dans cette dernière partie, je voudrais évoquer quelques cas où l’imprescriptibilité des archives publiques est mise à mal ou tout au moins mérite d’être nuancée.
Le premier cas m’avait été signalé par un confrère et concerne les collections de cartes postales locales et régionales que l’on rencontre fréquemment dans les services d’archives publics et qui sont de fait des archives publiques, sinon par naissance, du moins par destination pour par acquisition. Lorsqu’un archiviste a acquis pour son service des cartes postales en vente publique ou par don et se trouve en possession de « doubles », il peut être amené non pas à les revendre mais à les échanger à un collectionneur contre d’autres cartes qui manqueraient à sa collection, donc à les aliéner.
Le second cas est la décision politique « d’aliéner » des archives. L’affaire la plus célèbre concerne la Bibliothèque nationale et non les Archives nationales mais il s’agit pareillement de collections publiques, de documents entrés après-coup dans le domaine public. Je veux parler du manuscrit coréen offert aux autorités coréennes par le président Mitterrand lors d’un voyage officiel à Séoul en septembre 1993. Le manuscrit, une pièce parmi un « fonds » qui en comptait près de 300, était entré dans les collections publiques françaises à la suite d’une prise de guerre en 1866. Il était à ce titre inaliénable et l’idée qu’il soit ainsi soustrait au patrimoine national avait suscité une pétition de nombreux conservateurs d’État (j’en étais car on avait pris les conservateurs pour bien peu de choses). Le pouvoir politique a finalement eu raison de la déontologie des conservateurs et, encouragée par cette entorse finalement bien soignée, la France a restitué en 2010 les 296 autres manuscrits du royaume de Corée encore conservés à la BNF [7].
Plus généralement, les archives issues du régime colonial ont posé depuis un demi-siècle la question de la revendication des documents par les nations ayant repris leur indépendance. Là, il faut bien distinguer l’accès à l’information qui est facilité par le microfilm et aujourd’hui la numérisation et la propriété des documents originaux qui est une question de principe. Il peut y avoir dans ce contexte des entorses politiques à l’application des principes d’imprescriptibilité et d’inaliénabilité.
On ne peut parler de l’inaliénabilité des archives sans parler de la destruction qui est une aliénation au Néant. En effet, il se détruit chaque jour des monceaux de documents périmés, de documents oubliés, de documents en déshérence, réduits par leurs détenteurs au statut de « vieux papiers » encombrants. Pourtant, il est patent qu’il y a parmi eux des documents possédant un intérêt historique manifeste (même si la notion d’intérêt historique comporte une part de subjectivité). Certaines archives ne sont jamais versées aux Archives publiques par leurs producteurs, et ce sans rappel à l’ordre, sans sanction. La formule « Pas vu pas pris » fonctionne bien. À la décharge des fonctionnaires susceptibles de procéder à ces rappels et à ces sanctions, trop souvent ils n’ont ni l’autorité ni le temps matériel ni même la compétence technique exigés par l’ampleur de la tâche.
On peut donc s’interroger sur le délicat équilibre entre les actions ponctuelles de revendications à l’occasion d’un mouvement de document au grand jour et la passivité parfois observable devant certaines lacunes dans les fonds publics, lacunes qui peuvent parfois concerner l’ensemble de la production documentaire d’une structure. J’avais été choquée d’apprendre que, à l’occasion d’un déménagement de la direction de l’équipement d’un département (inutile de le nommer, de mon point de vue il y prescription), près de deux siècles de dossiers alors entassés dans les caves avaient été « bennés », alors que cette direction n’avait quasiment jamais rien versé aux Archives départementales. La lacune aurait dû ressortir d’une cartographie des fonds conservés aux Archives s’il elle avait été faite et analysée, et aurait dû inciter à une opération de revendication de ce fonds d’archives publiques de milliers de documents (aucun doute sur le statut ici). C’était, il est vrai, il a plus de vingt ans.
Finalement, qu’est-ce qui est le plus grave, archivistiquement parlant ? Le fait qu’un propriétaire privé cède à une autre personne privée un document pluriséculaire qui est peut-être un document d’archives publiques mais peut-être pas ? Le fait qu’un service d’archives public détienne la copie d’un document historique sans en posséder l’original ? Le fait qu’une administration publique détruise des archives de valeur historique sans coup férir ? Ou encore le fait qu’un propriétaire, public ou privé, démembre un dossier d’archives cohérent pour en faire autant d’objets isolés que de pièces dans le dossier, dans un but marchand (vendre les pièces une par une) ou documentaire (ventilation des documents dans des dossiers thématiques) en lui faisant perdre du même coup sa valeur archivistique ?
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Notes
1/ Sérendipité et autres curiosités, recueil des billets en –ité publiés entre juin 2011 et septembre 2012, http://www.marieannechabin.fr/wp-content/uploads/2017/01/S%C3%A9rendipit%C3%A9-et-autres-curiosit%C3%A9s_Marie-Anne-CHABIN_2012.pdf
2/ Loi n° 2015-195 du 20 février 2015 portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne dans les domaines de la propriété littéraire et artistique et du patrimoine culturel qui, par son article 6, inclut dans la liste des trésors nationaux les archives publiques non historiques : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000030262934
3/ Une loi tarentule : http://www.marieannechabin.fr/2015/03/une-loi-tarentule/
4/ Le droit de revendication d’archives publiques par l’État, Hervé Lemoine, in Le Journal des Arts n° 439, 3 juillet-3 septembre 2015 http://www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/static/8446
5/ Le torchon brûle entre les Archives et le marché. Une pratique systématique et radicale du droit de revendication par l’État fige le marché des archives, Eric Tariant, in Le Journal des Arts n° 436, 22 mai 2015, http://www.conseildesventes.fr/sites/default/files/trop_de_revendications_-_jda_22.05_au_4.06.pdf
6/ Les e-mails de Hillary Clinton, Marie-Anne Chabin, extrait du MOOC du CR2PA « Le mail dans tous ses états » : https://www.youtube.com/watch?v=3VZnCM0koxU
7/ La rocambolesque histoire des manuscrits coréens, in Le Monde daté du 6 septembre 2014 ; voir aussi « Pourquoi la France a restitué à la Corée ses archives royales ? », Benjamin PELLETIER, 2010, http://gestion-des-risques-interculturels.com/points-de-vue/pourquoi-la-france-a-restitue-a-la-coree-ses-archives-royales/
C’est compliqué comme question, par contre j’avoue ne pas aimer du tout que « tout soit archive publique », je suis bien contente d’avoir des documents familiaux qui se transmettent de génération en génération sans que ça quitte la famille. J’aime voir l’écriture de mes ancêtres, c’est tout ce que je peux connaître d’eux. Mais je trouverais très intéressant que tout un chacun puisse numériser et confier aux archives publiques le fichier numérique à titre de partage de connaissance. Ce serait moins encombrant physiquement pour les archives tout en permettant la consultation pour d’éventuels intéressés, et ça permettrait une sécurité d’archivage du contenu du document, à défaut de l’objet en lui-même.
Sur un autre point, je comprends tout à fait la restitution à un pays de documents pris en temps de guerre, qui finalement font partie des archives inaliénables de ce pays et lui appartiennent de droit. La prise de force ne me paraît pas valoir possession.
Merci en tout cas de toutes ces infos très intéressantes.