L’ancien président de la République avait le sens de l’humour et ce titre n’est assurément irrévérencieux ni pour la fonction présidentielle ni pour la santé de celui qui l’a incarnée en France de 1995 à 2007.
Les archives du président Chirac ont été prises en charge par les Archives nationales et on ne peut que s’en réjouir. Les archivistes de cette institution ont réalisé depuis le septennat de Valéry Giscard d’Estaing un excellent travail de collecte, d’inventaire et de mise à disposition de fonds dont l’importance est évidente pour la mémoire nationale (et internationale). L’inventaire de ces archives Chirac – c’est une tâche de longue haleine – n’est bien sûr pas encore achevé.
Une chose m’accroche cependant dans la présentation de cette nouvelle, tant dans le n° 28 de Mémoires d’archives qui évoque cet enrichissement de la mémoire national, que dans le « papier » d’Archimag qui le relaie : c’est le poids des « supports » dans l’évocation de ces « contenus ».
Le fonds, peut-on lire, représente « 7 000 cotes environ, soit 1 000 mètres linéaires » ainsi que « plus de 550 enregistrements sonores, 1 545 supports audiovisuels, 3 800 reportages photographiques numériques et argentiques, et 1,4 Go de données numériques ».
Seul le terme « reportage » est évocateur de la matière intellectuelle que renferme ce fonds. Les mots « supports », « enregistrements », « données » n’indiquent rien sur le contenu. « Mètre linéaire » est certes l’unité de mesure des archives, mais c’est de la logistique et je m’étonne toujours qu’on ne dépasse pas ce stade de rangement quand on évalue des fonds (voir mon billet Linéarité et mon article Le mètre linéaire, unité de mesure des archives).
Quant à « cote », elle me laisse perplexe. La cote, terme du jargon archivistique, est un « ensemble de symboles (lettres, chiffres, signes) identifiant chaque article d’un service d’archives » et l’article est [définition qui m’a toujours parue absconse…] un « ensemble de pièces de même provenance, se rapportant à un même objet ou à une même affaire et dont l’importance matérielle n’excède pas la capacité d’une unité matérielle de conditionnement » (voir le Dictionnaire de terminologie archivistique de la direction des Archives de France de 2002).
De l’expérience que j’en ai, pour des archives historiques de ce poids (présidentiel), l’unité décrite est la pièce (le courrier, la note) ou bien le dossier. Or, si on rapporte les 7000 cotes aux 1000 mètres linéaires, on a une cote en moyenne pour une boîte de 15 centimètres de côté, laquelle boîte est capable de contenir plusieurs centaines de courriers ou plusieurs dossiers, voire plusieurs dizaines de dossiers. Le lecteur pressé peut penser que 7000 cotes, c’est beaucoup mais le lecteur averti, lui, se dit : « Quoi ? Seulement ? ». Et, en outre, il faut lire le détail de l’article pour voir qu’il s’agit de manuscrits annotés de ses discours, de comptes rendus d’entretiens avec les chefs d’État et de gouvernements étrangers, de correspondance.
À titre de comparaison, la communication sur l’archivage de la seule messagerie électronique de la doyenne l’université de Princeton (New Jersey, États-Unis) lors de son départ en 2015 comporte des chiffres d’un autre ordre : 20000 messages archivés sur 100000 produits, ceci pour un seul mandat de quatre ans (voir la vidéo Quelle place pour les mails dans les archives historiques dans le MOOC Mail du CR2PA). Et, bien évidemment, malgré sa personnalité, Jacques Chirac est objectivement un personnage historique plus important que la doyenne de l’université de Princeton.
Est-ce l’effet d’une sorte de fascination du volume physique toujours croissant des archives papier ? Est-ce une sorte de paralysie devant le poids des supports audiovisuels et numériques dans la gestion de l’information ? Est-ce par défaut d’autres indicateurs suffisamment connus ou consensuels ? S’il s’agit uniquement de marquer les esprits avec des chiffres « volumineux », on aurait pu, au moins dans la forme journalistique, tenter un apocalyptique « plus de 666 mètres linéaires » ou « plus de 6666 cartons »…
Pour tout dire, j’ai le sentiment dans cette façon de parler de l’enrichissement des Archives nationales qu’il manque quelque chose entre support et contenu. Quoi donc ? La forme ! La forme diplomatique qui donne du relief à la valeur des archives !
Le lecteur n’a pas besoin de chiffres précis mais il est fort capable d’entendre ou de lire dans le chapô une information du type : les archives de la présidence de Jacques Chirac contiennent les dossiers (écrits et audiovisuels) de plus de 3000 événements (réceptions officiels, voyages…), 133 manuscrits de discours, environ 29000 courriers et 500 dossiers thématiques.
Bon, les archives Chirac sont à l’abri. C’est bien.
Toujours fascinants Marie-Anne, tes billets !
C’est l’éternel bataille du plus fort – « brain or brawn » ? (l’intellect ou la force brute? ). Quand les gens parleront du Président Chirac ils diront « eh bien oui, c’est celui avec plein de cartons aux archives! » Ta remarque sur « plus de 666 mètres linéaires » ou « plus de 6666 cartons »… m’a rappelé le « records retention schedule » à la rédaction de laquelle j’ai participé , pour les documents à venir dans une future imprévisible, sans que nous pouvions deviner à l’avance leur place dans les « séries », nous avons intégré une catégorie « 666 ». Puis lors des sessions de formations internes j’ai remarqué que ce côté un peu rigolo rendaient nos collègues moins récalcitrant au projet.
Merci Susan .
Eh bien, j’espère que 666 archivistes seront sensibles à l’argument !
Ou mieux, 6666 !