Dépouille a plusieurs définitions qui ont en général à voir avec la mort ou du moins avec la rupture, la fin de quelque chose qui est peut-être le début d’une autre. C’est le point commun entre le cadavre d’un animal tué par le chasseur, la peau du serpent qui a mué, les biens qui résultent de la disparition ou de l’anéantissement de leur propriétaire, et le corps du défunt qui n’est autre que son enveloppe corporelle après que l’esprit, l’âme, s’en est allé au-delà, que l’homme a définitivement oublié de vivre ou qu’il s’est abandonné au seul plaisir de Dieu…
À quelques heures d’intervalle (vendredi 8 et samedi 9 décembre 2017), on a pu voir dans Paris ou via les écrans médiatiques la dépouille de Jean d’Ormesson honorée dans la cour des Invalides au son des tambours de la Garde républicaine et la dépouille de Johnny Halliday descendre les Champs-Élysées jusqu’à l’église de la Madeleine, escortée par ses potes les motards. Officiels et peuple. Impassibilité et mouvement. Silence et acclamation. Crayon et Harlay Davidson. Fans et admirateurs (on peut être les deux).
La concomitance des deux décès peut être imputée au hasard, à la Providence ou à l’ironie de l’histoire, comme on voudra. Toujours est-il qu’il y a entre ces deux départs un lien manifeste, un lien quasiment invisible du vivant des deux stars mais que leur mort simultanée révèle et suggère à la fabrique de l’Histoire. Car les deux dépouilles réunies sont plus que la dépouille de l’un et de l’autre ; elles forment ensemble la dépouille d’une certaine France.
Les deux visages de Jean d’Ormesson et Johnny Halliday constituent un double symbole, de ces symboles que les livres d’histoire aiment mettre en exergue (souvent a posteriori) comme point de départ d’un phénomène diffus, juste entr’aperçu par ceux qui le vivent et dont les contours ne peuvent s’affiner qu’avec le temps. Ces symboles plus ou moins officialisés répondent à un double besoin de rationalité du récit historique, avec sa part de subjectivité, et de pédagogie pour illustrer le discours historiographique. Là, le symbole est tout prêt pour les livres d’histoire de 2050 : Jean d’Ormesson et Johnny Halliday sont, séparément mais encore plus ensemble, le visage de l’exception culturelle française, un style, ou plutôt deux styles qui répondent l’un et l’autre aux goûts d’une bonne partie du public français qui prend de l’âge et s’éteindra bientôt – le temps vient à bout de tout !).
Le point le plus notable de cette actualité, finalement, est que ce lien virtuel est déjà devenu un lien réel via la personne qui a prononcé les éloges funèbres, en l’espèce le président de la République française himself. Le fait est suffisamment inhabituel pour être noté, d’autant que l’orateur aurait pu, par l’âge être le fils et le petit-fils des deux disparus. On pourra s’amuser à comparer ces discours-là au premier discours en date dudit orateur présidentiel, celui de la cour du Louvre le 7 mai 2017 au soir.
À force de flâner dans les livres d’histoire
Sur les réseaux sociaux, dans les lieux de mémoire
À force d’exercer son esprit d’analyse,
De scruter le passé, de chercher ses balises
On se prend à prédire
On se prend à prédiiiiiiiiire…
Mais d’ici 2050, l’historiographie aura peut-être jeté son dévolu sur d’autres symboles et les livres d’histoire n’auront peut-être été dépouillés de l’analyse historique.
Sur le même thème, très bel article de Maxime Goergen, lecturer in French Studies, University of Sheffield: https://theconversation.com/hommages-a-jean-dormesson-et-johnny-hallyday-lage-doraison-demmanuel-macron-88987
Effectivement la trace de ces deux événements sera-t-elle forte ou faible dans les deux cas.
Dans le concert des commentaires (dont je me suis fait une petite liste du vachard à rien compris ) je fais deux remarques à la suite de ce billet subtil :
– dans les deux cas, et c’est remarquablement écrit, c’est une certaine France que je qualifierai du passé que l’on a célébrée. Et comme on ne pleure finalement jamais que sur soi-même , là on pleure (pour ceux qui pleurent) sur la jeunesse perdue. Ceci pousse à une « trace » faible qui intéressera surtout les historiens des sentiments dans 100 ou 200 ans.
– j’ai lu une remarquable analyse (il faut que je retrouve la référence, désolé, je ne l’ai pas présentement) qui montre que ce pendant lacrymal ou populaire (barrer un deux deux adjectifs) est aussi le pendant des célébrations plus difficiles, comme le rôle de l’Etat français de sinistre mémoire, les affres de la colonisation etc…) qui au-delà des alternances refaçonne la mémoire historique du pays. Et je suppose que, grâce aux archives (essentielles toujours essentielles), ce tournant de la mémoire pourra être mesuré quantitativement (vilain mot) …