Vous avez dit archives essentielles ?

Une affaire suscite depuis quelques semaines l’émoi de nombreux archivistes et historiens à la suite de la fuite dans la presse (une de plus) d’un document du ministère de la Culture suggérant de s’en tenir à l’avenir, dans la politique publique des archives, à « la collecte des archives essentielles ».

Factuellement, l’expression, de nature archivistique, est tirée d’un rapport remis à la ministre de la Culture par Christine Nougaret en mars 2017 et intitulé « Une stratégie nationale pour la collecte et l’accès aux archives publiques à l’ère numérique ».

L’expression « archives essentielles » est empruntée à, ou plutôt transposée de la littérature archivistique canadienne (nord-américaine donc) où elle est présente depuis la fin des années 1980 et où elle désigne les documents majeurs qu’une organisation doit préserver en priorité et qui, justement, ne le sont pas toujours ; il s’agit d’une démarche de sauvegarde et non d’élimination.

L’expression, citée plusieurs fois dans le rapport Nougaret (au sujet des données numériques) était quasiment inconnue en France jusqu’à ce coup de projecteur du journal Le Monde du 14 novembre 2017 qui évoque la piste de réforme visant à « réduire le champ d’archivage « aux archives essentielles pour les générations futures », sans préciser ce que l’on entend par « archives essentielles » ».

Socialement, la même formule s’est transformée en brûlot. Après le communiqué de presse de l’Association des Archivistes Français du 20 novembre, titré « Les archives sont essentielles pour tous ! », une pétition a été lancée par des historiens sous le slogan « Les archives ne sont pas des stocks à réduire! Elles sont la mémoire de la nation »: sur la base d’un document de travail (non officiel), la ministre de la Culture est ainsi accusée de vouloir s’emparer des archives pour faire des économies budgétaires et ramener les archives à une matière logistique. L’initiative est relayée sur un certain nombre de sites professionnels, politiques, syndicaux. En quelques jours, les uns et les autres se sont emparés de l’expression et la ramènent chacun à leurs préoccupations particulières…

Ce qui frappe tout d’abord dans cette soudaine effervescence de publications et de débats, c’est que l’expression « archives essentielles » est tout à fait décontextualisée (ce qui est un comble, tant pour les archivistes que pour les historiens – pour les journalistes, c’est plus courant, hélas). Et la décontextualisation est la porte ouverte à la déformation et à la désinformation… C’en est là malheureusement un bel exemple.

Ce qui ressort ensuite des affirmations des uns et des autres, c’est la confusion autour du mot archives. Extraits :

« Les archives publiques sont essentielles » (titre de l’émission de France Inter le 27 novembre)

« Les documents ne deviennent pas archives, ils naissent archives et ont plusieurs usages ; ce sont tous les documents produits dans le cadre d’une activité, cf le code du Patrimoine » (Émission Du Grain à moudre sur France Culture le 29 novembre 2017)

« L’évaluation des documents et la sélection raisonnée pour assurer les droits des personnes et la documentation historique de la record est bien au cœur de la pratique professionnelle des archivistes » (Communiqué Association des Archivistes Français) ;

« Devient archive ce qui entre dans les collections, avant ce sont des papiers de travail » (France Culture, idem).

« Les critères de définition des documents qu’il serait souhaitable de voir devenir archives est un débat qui nous engage tous » (Pétition)

« L’identification très en amont des archives essentielles par les archivistes […] serait une amélioration notable du contexte d’intervention des archivistes. » (Les archives sont essentielles, justement !, sur les blogs Médiapart,

On a là trois acceptions contradictoires du mot archives qui se télescopent :

  1. les archives sont tous les documents (du plus humble brouillon de la note la plus éphémère jusqu’au registre d’état civil – dixit la loi française – exception culturelle) ; en conséquence les archivistes n’archivent jamais rien au sens où ils ne créent pas les archives puisqu’elles existent déjà ; en revanche, ils les évaluent et éliminent les archives qui ne sont pas sélectionnées (d’où il ressort que les archives ne sont pas toutes essentielles puisque les archivistes en détruisent) ;
  2. les archives sont les documents (papier) qui constituent les collections d’archives publiques, c’est-à-dire ce qui a été retenu par les archivistes après sélection et en faisant abstraction de ce que les archivistes n’ont pas vu (ils ne voient pas tout!); c’est globalement le point de vue des historiens qui, dans cette affaire, affichent une large méconnaissance des réalités actuelles de la production numérique de traces relatives tant aux institutions publiques qu’aux populations vivant sur le territoire français;
  3. les archives sont simplement les documents qui ont été archivés en raison de leur valeur pour leur propriétaire et leurs utilisateurs, c’est-à-dire sélectionnés et mis à part pour constituer les archives; c’est le point de vue des responsables de l’archivage dans le secteur privé (une définition claire, sobre, pleine de bon sens et de responsabilité).

Dans ces débats pétitionnaires, de quoi parle-t-on ?

Quel embrouillamini ! Quel imbroglio ! Quelle embrouille !

À se demander ce que le citoyen peut comprendre de ces échanges à la radio, sur le net, dans la presse. Ils sont pourtant concernés, les citoyens, d’abord parce qu’ils sont décrits, avec leur consentement le plus souvent mais pas toujours, dans une partie non négligeable de la production écrite de l’administration qui se retrouvera demain dans les archives historiques ; ensuite, comme contribuables parce que leurs impôts financent aussi les institutions d’archives publiques.

À qui donc, alors, profite cette embrouille historico-politico-archivistico-linguistique ?

Décidément, il est bien difficile de comprendre ce que sont les archives sur cette terre de France. On en vient à se poser la question : L’archive, est-ce en ciel ?


Pour mémoire, mes principales contributions au débat :

Qu’est-ce qu’un document d’archives ? (2017)

Qu’est-ce que les archives historiques? Définitions et théorie des quatre-quarts (2013)

Le syndrome d’Épaminondas (1999)

Archiver, et après? Qui paie quoi ? (2007)

Provenance (2015) et Redondance (2016)

 

 

3 commentaires

  1. la différence essentielle entre la deuxième et la troisième acception semble être, à la lecture, la notion de propriétaire . Reste à savoir si cette notion est toujours claire dans les organisations privées. Pas toujours me semble-t-il hélas. D’où le rôle éminent de « l’archiviste » qui devrait être un facilitateur.
    Pour les archives publiques, le rôle de l’archiviste ne devrait-il pas être de même nature, le propriétaire et les utilisateurs étant ici un même ensemble, la Nation toute entière ?
    J’ajoute que la destruction doit être documentée. Dans un autre domaine, comme l’égyptologie, la volonté d’effacement des traces du pharaon rénovateur, partout et sur toutes les traces possibles, ne manque pas de nous interroger. Les archives « en creux » en quelque sorte…
    Malgré l’embrouille historico etc…, il faut bien que l’on se débrouille !
    Merci pour cette salutaire mise en ordre d’un débat souvent confus…

    • C’est exactement cela : les archives historiques appartiennent à la Nation ; les archives tout court (au sens de l’anglais records) appartiennent à leurs producteurs. Cette partition de propriété est la base de l’organisation du financement, enfin devrait l’être (voir Qui paie quoi ?)
      Oui, il faut sans doute insister davantage sur la documentation de ce qui n’est pas/plus dans les archives (ce qui n’est pas sélectionné, ce qui est détruit).

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