Qu’est-ce que l’innovation en archivistique?
En dépit de la mode de l’innovation ambiante, je ne me suis pas posé la question lorsque j’ai créé la méthode Arcateg (archivage par catégories) en 2003, quelques années après la création de mon cabinet de conseil. Arcateg est pourtant bel et bien une innovation en archivistique au sens de Wikipédia (L’innovation est l’action d’innover, c’est-à-dire de chercher à améliorer constamment l’existant, par contraste avec l’invention, qui vise à créer du nouveau) et aussi au sens du Wiktionnaire (Action d’innover, fait d’introduire une ou des nouveautés, d’apporter un changement important dans une situation, dans un usage, dans un domaine quelconque).
Je me suis posé cette question il y a quelques mois, en cherchant la réponse à une autre question: Quel est le premier article publié en France avec le mot archivistique dans le titre? Je rappelle au passage que le mot archivistique a été forgé en italien (archivistica) par Eugenio Casanova en 1928. J’ai donc dépouillé méthodiquement La Gazette des archives, créée en 1933 et accessible sur Persee (quelle aubaine que Persee, merci à ces initiateurs!).
C’est dans un des numéros de 1952 que j’ai trouvé, enfin, un article de Paul Aimès intitulé « Avant-projet d’une théorie archivistique moderne » dont j’ignorais tout. En lisant, je veux dire en dévorant cet article, je me suis dit: Quelle innovation pour l’époque! Or, si la théorie de Paul Aimès est innovante, la méthode Arcateg l’est aussi, car il s’agit de la même idée fondatrice: organiser l’archivage par durées de conservation. On m’objectera que l’innovation est une question d’époque, que ce qui était innovant dans les années 1950 ne l’est pas un demi-siècle plus tard. Ah bon? Au nom de quoi, l’innovation serait-elle attachée à une date? Elle est liée au contexte, à la différence entre une pratique généralement adoptée par une communauté et une proposition nouvelle de procéder autrement pour résoudre les problèmes posés par une activité et en améliorer les résultats et les coûts. L’innovation est liée au contexte, pas à l’époque. La théorie de mon « frère en archivistique » Paul Aimès est restée lettre morte dans la profession. Quelques décennies plus tard, faisant le même constat de lourdeur et de manque d’efficacité de la gestion de l’archivage (car la théorie de Paul Aimès n’a pas eu de suite), je proposais une idée comparable.
Cette « découverte » m’a conduite à reformuler en quoi l’une et l’autre théorie sont innovantes et à formuler quelques questions sur les pratiques archivistiques et l’enseignement de la discipline.
L’innovation dans la méthode Arcateg
La méthode Arcateg™ est une approche de la gestion de l’archivage (le records management) basée sur l’inversion de la pratique courante d’organisation de l’information à archiver. Depuis des décennies, les archivistes des services publics d’archives (et par mimétisme beaucoup d’archivistes du secteur privé également) s’efforcent d’établir la liste des documents produits et reçus par un service (dit service producteur d’archives ou service versant) et de leur rattacher une règle de conservation axée sur la sélection des archives historiques.
A cette démarche d’identification des types de documents existant pour repérer ceux qui iront alimenter les archives historiques, Arcateg™ oppose une démarche triplement innovante:
- le référentiel de règles part des durées de conservation dont la liste est beaucoup moins longue et beaucoup plus stable que celle des types de documents;
- la durée de conservation est définie en fonction du risque que fait courir au propriétaire (entreprise, organisation publique) l’existence ou l’absence de l’information, et non en fonction de l’intérêt historique (même si les deux sont compatibles, le regard est différent);
- l’objet d’information à gérer est défini par sa valeur de trace d’une activité ou d’un processus et non par la notion trop restrictive de « type de document », ce qui permet d’adapter les règles à des documents de même nom mais de valeurs différentes, mais aussi de gérer des objets numériques (des données), et encore de gouverner les documents ou fichiers qui n’existent pas mais qui devraient exister.
Suivant ce principe, Arcateg propose 100 catégories de conservation universelles, codifiées sur deux caractères (exigence de simplicité). A chaque catégorie est associée une durée de conservation opérationnelle (pratique). Le nombre des durées de conservation est donc restreint (99 ans, 30 ans, 10 ans, 5 ans…) et leur usage est facilité par un dégradé de couleurs (quatre tons de bleu, du plus foncé pour la durée la plus longue au plus clair pour un court terme).
Voilà pour les points caractéristiques de la méthode étayés par d’autres principes et concepts. Pour en savoir plus, voir mon livre: Des documents d’archives aux traces numériques. Identifier et conserver ce qui engage l’entreprise – La méthode Arcateg™, éditions KLOG
L’innovation dans la théorie de Paul Aimès
Paul Aimès, archiviste-paléographe, a exercé comme archiviste aux Archives départementales des Landes puis comme directeur des Archives départementales de Corse puis de celles des Hautes-Alpes. Il avait une vingtaine d’années d’expérience professionnelle quand il a publié son » Avant-projet d’une théorie archivistique moderne » en 1952 (j’avais également vingt ans de métier quand je me suis attelée à la construction d’Arcateg). A priori, c’est sa seule publication théorique, à côté de répertoires d’archives et d’articles d’érudition locale, le dernier datant de 1990.
Sa théorie vise à résorber les problèmes d’encombrement dans un dépôt d’Archives départementales (son lieu d’exercice). Son exposé commence par une critique de la réglementation en vigueur datant de 1921 et largement inspirée du texte précédent remontant à 1841. Il souligne ensuite les évolutions économiques et sociales des dernières décennies (le support n’est pas un problème à l’époque, le numérique étant encore loin). Son examen méthodique de la situation le conduit à un premier principe de classement: « les documents doivent d’abord être triés et classés d’après leur délai de conservation. » Il détaille ensuite les différentes durées possibles pour en retenir quatre efficientes: 5, 10, 30 et 60 ans.
Paul Aimès développe ensuite un système de cotation signifiant assez original, s’appliquant aux dossiers (car une cotation par pièces, trop nombreuses, serait « irréalisable »). Je cite:
« La cote serait à inscrire sur deux lignes:
- la ligne supérieure serait réservée à l’indicatif [identifiant du service versant],
- la ligne inférieure à la cote proprement dit ou numéro individuel du dossier.
L’indicatif se composerait de deux nombres: le premier indiquerait le délai de conservation (5, 10, etc.) ou 00 (=infini, conservation permanente), et serait suivi du numéro indicatif du service versant; exemple: 5 – 18 signifierait : dossier à conserver 5 ans, versé par le service n° 18 (= service vétérinaire, par hypothèse) ».
Suit une proposition de numérotation des services versants et de nomenclature de classement opérationnelle car « L’expérience enseigne qu’il n’y a pas de classement parfait et que, lorsqu’on est en présence de matériaux complexes, il faut adopter seulement les rubriques générales dans le but seulement de faciliter l’orientation des recherches ».
Les conclusions de l’étude énoncent trois principes:
- classement d’après les délais conservatoires;
- respect de la provenance des fonds pour l’archivation et la cotation « indiciaire » qui en résulte;
- mise en place des dossiers versés sur rayon à la suite les uns des autres sans distinction de fonds […].
Je retiens cette proposition de classement par durée de conservation comme l’élément le plus innovant de la théorie de Paul Aimès car ce que j’ai pu connaître des Archives départementales dans les années 1980 ressemble à la situation qu’il décrit trente ans plus tôt, avec les éternels problèmes de place, de « refoulement », de manutention, etc. Et si certains services ça et là ont pratiqué la gestion des « éliminables » par date, il n’y a pas eu, à ma connaissance, d’article théorique sur le sujet.
Ses suggestions de cotation à plusieurs entrées peuvent paraître assez complexes mais, pour avoir vécu le début de l’informatisation des services d’archives dans les années 1990, je crois que sa réflexion aurait vraiment aidé plus d’un à avancer dans leur cahier des charges.
L’archivation
Indépendamment de la théorie développée, le terme « archivation » sous la plume Paul Aimès, mérite un commentaire.
L’auteur l’utilise trois fois dans l’article, notamment dans le titre d’une partie intitulée « Méthode d’archivation » où il détaille justement la fabrication de la cote. Ceci est doublement remarquable.
D’une part, le sens d’archivation pour Paul Aimès est le sens actuel d’archivage, terme totalement inconnu des archivistes à cette époque et qui commence juste à être employé par les spécialistes du stockage de documents (voir mon analyse de « L’archivage dans Le Monde« ). Je me dis que Paul Aimès n’était pas le seul à parler d’archivation à l’époque car il n’a pas mis de guillemets et utilise le mot tout à fait normalement. Si cela n’est pas exact, alors l’archivation est une innovation de plus à l’actif de cet archiviste-théoricien des années 1950. Pourquoi le mot archivation s’est-il perdu? Le suffixe -ation est-il pas plus pertinent en archivistique que le suffixe -age?
Par ailleurs, le mot archivation ne figure aujourd’hui ni dans la base du Centre national de Ressources textuelles et lexicales (CNRTL) ni dans le Wiktionnaire. Il a été utilisé par Jacques Derrida dans son Mal d’archive (1995), a priori sans lien avec l’emploi archivistique du terme quarante ans plus tôt, d’autant plus que l’archivation de Derrida est une traduction de l’anglais archivization (Mal d’archive a été écrit initialement en anglais).
Si le mot et le concept d’archivation avaient été relayés, développés, illustrés, on aurait aujourd’hui deux domaines d’échange: l’archivation pour la démarche managériale et l’archivage pour le processus technique. Ce serait plus clair pour tout le monde. Peut-être n’est-il pas trop tard…
Questions
Bref, la lecture de cet article (beaucoup plus riche que les courts extraits ci-dessus laissent supposer) m’a d’autant plus comblée de joie que je n’avais pas la moindre idée de Paul Aimès ni de sa théorie. Découvrir un innovateur en archivistique quand on est soi-même chercheur, ça n’arrive pas tous les jours. Surtout quand cet innovateur est un prédécesseur en théorie car si la méthode Arcateg diffère sur beaucoup de points de la théorie de Paul Aimès, le principe commun de classement par durée de conservation, à 50 ans d’écart, m’a estomaquée.
Cependant, cette joie s’accompagne de plusieurs questions concernant la transmission de l’innovation en archivistique:
- Comment se fait-il que la théorie de Paul Aimès soit tombée dans le plus profond oubli?
- Pourquoi les auteurs du Manuel d’archivistique (1970) ne l’évoquent-ils pas? Ni les auteurs des ouvrages archivistiques ultérieurs? Pourquoi, au cours de mes études, mes professeurs n’ont-ils jamais fait allusion à la théorie de Paul Aimès? Est-ce à dire qu’ils n’en avaient eux-mêmes pas connaissance? J’ai entendu parler, à l’Ecole des chartes et lors des années qui ont suivi, de Natalys de Wailly et d’Yves Pérotin, bien sûr, de la pratique du classement continu (ancêtre de la série W de 1979, mis en place dès les années 1960 dans certains départements) puis des conséquences de la loi sur les archives de 1979, mais jamais de Paul Aimès, ce qui aurait pourtant bien alimenté ma réflexion.
- Il semblerait que personne n’ait donné suite à ces propositions archivistiques car je n’ai trouvé aucun autre article avec le mot « archivistique » dans le titre ou parlant de théorie au cours de la décennie suivante. Faut-il en conclure que Paul Aimès a été découragé par l’absence de réactions? Pourquoi personne n’a-t-il réagi, questionné, approfondi les idées proposées?
- Comment organiser la recherche en archivistique dans ce pays de France avec de pareils oublis?
- Dois-je m’attendre, mutatis mutandis, à ce que la méthode Arcateg reste inconnue des archivistes ? Bah, peu importe, j’en connais déjà quelques-uns qui s’y intéressent, sans compter tous les autres, et c’est bien comme ça.