Le document dénommé « attestation de déplacement dérogatoire » n’est qu’un aspect secondaire de la crise sanitaire due au Covid-19 en France. Il mérite cependant attention, pour deux raisons. Tout d’abord, c’est un type de document démocratique puisque toute personne qui se déplace dans l’hexagone doit en être munie depuis le 17 mars 2020 et que, pendant la durée du confinement, il s’en produira des millions d’exemplaires. Ensuite, ce document est symptomatique de l’affaiblissement progressif du sens de l’écrit engageant dans la société numérique.
Les textes à l’origine de l’attestation
Le document trouve son origine dans le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19, paru au journal officiel le 17 mars et donc applicable à partir du 17 mars.
L’article 1 du décret pose l’interdiction de déplacement hors de son domicile, avec cinq exceptions : travail, achats de première nécessité, santé, motif familial impérieux et (le 5e) « Déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie ». Le texte précise : » Les personnes souhaitant bénéficier de l’une de ces exceptions doivent se munir, lors de leurs déplacements hors de leur domicile, d’un document leur permettant de justifier que le déplacement considéré entre dans le champ de l’une de ces exceptions ».
Trois jours plus tard, le décret n° 2020-279 du 19 mars 2020 ajoute trois nouveaux motifs à la liste des exceptions : obligation de se présenter à une autorité, convocation émanant d’une autorité, déplacement sur demande d’une autorité. Les huit motifs sont récapitulés dans le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 (journal officiel du 24 mars).
Qui dit interdiction réglementaire dit sanction en cas de manquement à l’interdiction. Cela est fait le avec le décret n° 2020-264 du 17 mars 2020 (JO du 18 mars) portant création d’une contravention réprimant la violation des mesures destinées à prévenir et limiter les conséquences des menaces sanitaires graves sur la santé de la population.
En lien avec ces textes, on peut télécharger sur le site du ministère de l’Intérieur, dès le 17 mars 2020 une « attestation dérogatoire de déplacement » (voir l’illustration 1, dans sa version de huit motifs, avec les notes de bas de page qui ne figuraient pas non plus dans la première version).
Un autre document en ligne, à remplir par l’employer à l’usage des employés, est intitulé « Justificatif de déplacement professionnel » (une attestation de travail comme justificatif de déplacement).
Vont suivre des attestations en langue étrangère et une attestation simplifiée et imagée à destination des personnes déroutées par la paperasse administrative (illustration 2).
À noter que le décret initial ne contient pas plus le mot « attestation » que le mot « confinement » (mot absent également du discours du président de la République ce même lundi 16 mars 2020 au soir – mais présent dans le discours du président le 14 avril suivant). Ceci peut faire penser à cette coexistence observable dans de nombreux domaines des mots savants (ici administratifs) et des mots vulgaires (langage courant).
Vous avez dit attestation ?
Qui a décidé du vocable « attestation » pour désigner ce document ? Je l’ignore, et j’ignore s’il existe quelque part une trace tangible de la validation de cette appellation.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement
Ma réaction, en regardant ledit document dès le premier jour du confinement et après lecture du décret, a été de dire que ce document que le gouvernement demande à chaque habitant de produire avant tout déplacement n’est pas vraiment une attestation ; mais plutôt une déclaration sur l’honneur.
D’aucuns m’accuseront de jouer sur les mots. J’en suis coutumière sur ce blog, c’est vrai, mais pas aujourd’hui. Le choix des mots n’est pas neutre dans la communication gouvernementale et celui d’attestation introduit une légère confusion quant au document en question, à son sens et à son émetteur. Concernant la maîtrise par les uns et les autres du langage administratif, il y aurait aussi à dire sur la confusion entre procès-verbal et compte rendu, entre compte rendu et minutes, entre pièces jointes et pièces justificatives, entre expression de besoin et cahier des charges, entre durée de conservation et période de rétention, entre…. mélasse et confiture !
Le mot « attestation » renvoie à la notion de témoignage (voir le dictionnaire de l’Académie ou le Wiktionnaire). L’attestation vise un fait ou une situation dont on témoigne qu’il ou elle est conforme à la réalité. Dans ce sens, l’attestation est généralement émise par une personne à usage d’une autre ou pour témoigner d’un fait qui la concerne (j’atteste que mon chien n’a pas la rage). On parle ainsi d’attestation d’emploi, d’attestation médicale, d’attestation de bonne vie et mœurs (un peu démodé) ou d’attestation de réussite à un MOOC (plus récent). Je ne résiste pas sur le sujet de citer Albert Camus, via le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) : « … le grand principe de notre gouvernement est justement qu’on a toujours besoin d’un certificat. On peut se passer de pain et de femme, mais une attestation en règle, et qui certifie n’importe quoi, voilà ce dont on ne saurait se priver ! Camus, L’État de siège,1948, p. 232″.
Le mot attestation, dans ce cas de sortie du domicile, a un petit côté « mot d’écrit » que l’élève faisant l’école buissonnière rédigeait naguère en imitant écriture et signature des parents pour excuser son absence en classe.
Ce dont il s’agit avec le confinement est de dire : moi, untel, j’ai pris conscience de la situation sanitaire et de la réglementation qui en découle ; aujourd’hui, à cette heure, je dois cependant sortir pour telle raison (parmi les exceptions prévues). Ceci renvoie donc davantage à la notion de responsabilité et d’engagement contenue dans l’expression « déclaration sur l’honneur ».
Est-ce qu’en appeler à l’honneur des citoyens a pu paraître excessif, inefficace, dépassé ? Pourtant, puisqu’il s’agit de faire preuve de civisme et de solidarité, quelle autre expression peut mieux traduire cela que « déclaration sur l’honneur » ?
Un nuage d’expressions
L’expression « attestation sur l’honneur » (un mixte) apparaît cependant dans le discours du ministère de l’intérieur comme dans ce tweet (illustration 3) :
Cependant, on remarque que les attestations sur l’honneur s’opposent d’une certaine manière aux « attestations officielles imprimées », comme si la signature ne jouait pas le même rôle pour « parfaire » le document, en papier ou en numérique. Cette opposition peut également laisser penser que dans le cas d’un téléchargement, c’est le ministère qui est l’auteur du document, tandis que dans le cas d’une attestation manuscrite c’est l’individu, ce qui est aberrant. Ce qui manque ici est de préciser que l’attestation à télécharger est un modèle à remplir, un genre d’imprimé CERFA. Sur le site de service-public.fr, la dénomination « Modèle : attestation sur l’honneur » qui est tout à fait adapté, sauf que, justement, il est précisé que ça ne convient pas pour la crise sanitaire… (illustration 4).
On trouve également le terme de sauf-conduit qui est encore plus inadapté à la situation. Le journal LCI utilise le mot « sauf-conduit » en vedette dans un article du 6 avril titré « Comment faire votre « Attestation de déplacement dérogatoire » sans imprimante ? »
Or, un sauf-conduit est un document émis par une autorité, tout le contraire de la déclaration sur l’honneur.
Les médias relaient diverses expressions (illustration 5) qui parfois ne résistent pas à une analyse un peu poussée (« autorisation sur l’honneur », entendu sur FranceInfo le 18 mars à midi dans la bouche d’un syndicaliste) et surtout entretiennent dans la population une confusion sur une réalité pourtant très simple :
- le gouvernement définit un modèle
- chaque individu est l’auteur de son « attestation ».
J’ai toutefois noté – et cela m’a quelque peu réconfortée – la mention de « déclaration sur l’honneur » sur quelques sites, par exemple le Huffingtonpost (24 mars 2020)
La lettre et l’esprit…
Le décret du Premier ministre est clair. L’objectif de « l’attestation de déplacement dérogatoire » l’est moins dans la mesure où le libellé, pris à la lettre, tend à brouiller l’esprit de la loi.
Tout citoyen qui se respecte devrait comprendre l’esprit de cette réglementation d’exception : restez chez vous, faites un effort pour restreindre les risques de propagation de la maladie liés aux déplacement et à la proximité avec d’autres personnes qu’ils induisent ; vous pouvez contracter le virus mais surtout le transmettre à quelqu’un d’autre sans le vouloir, sans le savoir, mais de lui transmettre quand même.
Pourtant, les autorités ont témoigné d’un nombre modéré mais encore beaucoup trop élevé de contrevenants à la règle commune. Le comble de ce constat est la fréquentation en hausse des quais de Paris le jeudi 9 avril à partir de 19h, après l’entrée en vigueur de l’arrêté du préfet de police de Paris du 7 avril, pris en concertation avec la maire de la capitale, arrêté dont le but était, en interdisant le sport entre 10 et 19h, d’étaler ou de réduire les sorties sportives. C’est l’inverse qui s’est produit. Les images de France3, diffusées par le journal suisse Le Matin, sont éloquentes.
On pourrait se contenter d’en rire si les conséquences sanitaires n’étaient pas si graves, ni les conséquences sociales car il ne faut pas être grand clerc pour imaginer ce que ressentent les personnes défavorisées qui voient ces images.
Pour ce qui est de la lettre et de l’esprit de la loi (en l’occurrence, l’esprit du décret), on peut évoquer également les verbalisations excessives dénoncées ici ou là : pour ne pas avoir indiqué l’heure de sortie, ou pour avoir coché deux cases (qui a interdit de cocher deux cases?).
Je gage, sans disposer de statistiques complètes sur les verbalisations qu’il y aura eu plus de manquement à la réglementation dus à l’immaturité dorée, à l’égoïsme et à la fanfaronnade que de manquements dus au handicap, qu’il soit physique, moteur ou social.
L’attestation numérique : un vrai-faux débat
Mise en ligne, dérives, retrait
Le modèle d’attestation est donc mis en ligne sur le site du ministère de l’intérieur dès le 17 mars. Au départ, la possibilité de télécharger, remplir et signer le formulaire au travers d’un outil numérique n’est pas interdit. Dans l’urgence, la question de la signature numérique n’a pas été étudiée pour cette application particulière.
Tandis que beaucoup de Français, un peu sonnés déjà par l’annonce du confinement, pensent surtout à imprimer le fichier, les défenseurs de la transformation numérique y voient une belle occasion d’accélérer la dématérialisation de la société, vu que toute la population est concernée ; certains entrepreneurs peu scrupuleux y voient une aubaine commerciale : des sites fleurissent qui concurrencent le site du ministère en proposant le même modèle, avec des petits plus (interopérabilité, automatisation, signature « numérique ») mais aussi des petits moins (publicité, récupération des données de l’utilisateur, facturation du téléchargement, jusqu’à 5 € le fichier d’après un témoignage sur LinkedIn…).
Ce 17 mars, dès 13h51, BFMTV explique comment signer l’attestation de déplacement depuis son smartphone : « Sur iOS, il s’agit de se rendre dans Annoter, Signature et « Ajouter ou supprimer une signature ». Une signature peut dès lors être ajoutée, en la dessinant d’un doigt. L’application propose un essai de sept jours gratuits. Il faudra, une fois ce délai passé, souscrire un abonnement ou changer d’adresse mail de connexion »).
Moins de 24h plus tard, le ministère fait marche arrière et le ministre Christophe Castaner d’assurer que » Nous resterons sur ces supports papiers parce qu’ils sont plus protecteurs pour les données mais aussi pour la santé de ceux qui manipulent ces papiers mais aussi parce qu’ils sont plus contraignants » (sur Europe1, le 18 mars 2020 au soir). L’argument de la contrainte est à relever car l’objectif avoué des applications privées est d’automatiser le pensum de l’attestation pour s’en débarrasser le plus vite possible alors que, au contraire, le moment de la production de l’attestation doit aider à la prise de conscience de la situation collective.
Arguments juridiques et pragmatisme gouvernemental
L’interdiction, temporaire, de l’attestation numérique a suscité des protestations dans le monde des acteurs du numérique.
Un des arguments avancés pour affirmer la validité de l’attestation numérique est la teneur du règlement eIDAS (Electronic IDentification Authentication and trust Services) publié par l’Union Européenne sur l’identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques au sein de l’Union Européenne. L’article 25 dudit règlement européen stipule que « L’effet juridique et la recevabilité d’une signature électronique comme preuve en justice ne peuvent être refusés au seul motif que cette signature se présente sous une forme électronique ou qu’elle ne satisfait pas aux exigences de la signature électronique qualifiée. »
Mais l’argument, conçu pour les échanges numériques, entres acteurs économiques aussi bien qu’entre l’administration et ses administrés, est-il réellement pertinent dans le cas de l’attestation de déplacement dérogatoire ? Personnellement, je ne le crois pas. Les raisons de mon doute sont que :
- la reconnaissance légale de l’écrit électronique, au même titre que l’écrit sur support papier remonte à la directive européenne du 13 décembre 1999 qui donne un cadre communautaire pour les signatures électroniques ; la directive a été transposée en droit français par la loi du 13 mars 2000, à l’origine de l’article 1366 du code civil, modifié par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. Cet article précise que « L’écrit électronique a la même force probante que l’écrit sur support papier, sous réserve que puisse être dûment identifiée la personne dont il émane et qu’il soit établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l’intégrité ; l’authenticité et l’intégrité de la signature des « attestations numériques » n’étaient pas garanties ;
- la mesure s’inscrit dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ; compte tenu des dérives immédiates observées, il est compréhensible que le gouvernement privilégie la voie la plus efficace pour résoudre le problème en cours ; de plus, c’est l’État qui est à la manœuvre, il lui appartient de choisir les modalités, notamment le support de l’écrit, papier et numérique étant égaux légalement, dans la contrainte du 1°) ;
- enfin, ou plutôt d’abord, il ne s’agit pas d’une transaction mais d’une déclaration sur l’honneur ; elle n’a donc pas de destinataire a priori ; elle peut être demandée lors d’un contrôle, comme preuve de la bonne foi de la personne contrôlée, et quand je dis preuve, il s’agit ici de la conviction du fonctionnaire de police et pas d’une production de preuve en justice ; la durée de validité de « l’attestation » est de quelques heures et sa durée de conservation ne va pas plus loin ; il y a de meilleurs candidats pour tester la transition numérique (et on a vu d’ailleurs ces dernières semaines plusieurs exemples d’assouplissement du mode de validation des actes dans le cadre du télétravail).
L’attestation numérique avec QR code
Le 6 avril, le ministère de l’intérieur met en ligne une application (illustration 6) qui permet, une fois ses coordonnées et la date et l’heure renseignées, de générer en .PDF une « attestation » numérique incluant un QR code (code QR en français) c’est-à-dire un code-barres contenant les informations saisies et permettant à un fonctionnaire de police de vérifier, via un scan du code, l’heure à laquelle le document a été établi.
Pour l’utilisateur de smartphone, l’opération est effectivement légère, économique, inodore (exit l’odeur de l’encre…) mais aussi irréfutablement horodatée par la machine.
FranceInfo par exemple, présente l’application, en reprenant les termes du ministre de l’intérieur : « Ce format permettra par ailleurs de « lutter contre la fraude », selon Christophe Castaner. « Il faudra préciser votre heure de sortie, mais l’heure à laquelle vous avez édité le document sera accessible aux policiers. Cela évitera que des personnes remplissent l’attestation uniquement à la vue d’un contrôle de police, a-t-il détaillé dans les colonnes du Parisien. Et grâce au QR code, les policiers et les gendarmes n’auront pas besoin de prendre le téléphone en main, il leur suffira de scanner l’écran. »
Malgré la clarté et la sécurité « générateur de document + QR code », des sites privés, de nouveau, concurrencent le gouvernement en proposant de télécharger des applications de génération d’attestation (voir l’article de France Soir), avec parfois des arguments douteux (ex : « économisez vos données Internet »). Qui peuvent-ils raisonnablement séduire ?
Pour revenir au dispositif du ministère, la revue en ligne Le siècle digital relaie l’information sous le titre « Attestation numérique de sortie Covid-19 : fonctionnement et accès » avec en sous-titre « Qui se moquera encore des QR codes ?« . Effectivement, cet outil de transition numérique apparaît plus convaincant que le procédé de signature électronique qualifiée, du moins pour les démarches administratives.
La question des données personnelles
Pendant que les tenants de la technologie prenaient la défense de l’attestation numérique, les tenants de la protection de la vie privée mettaient en garde sur le risque de récupération des données des personnes utilisant leur smartphone pour produire une attestation de sortie numérique.
Chacun son métier, c’est normal. C’est la caractéristique d’une démocratie que chaque profession veille à son grain.
Sur ce plan, le ministre, lors du lancement de la 2e formule d’attestation numérique, a assez vite apaisé les inquiétudes. Par ailleurs, je ne peux qu’inviter les internautes, avant d’utiliser une application en ligne, fût-ce sur le site du ministère de l’intérieur, de lire la politique de confidentialité du site (si elle disait des menteries, la CNIL l’aurait fait savoir). Et puis, comme l’a dit plus d’un internaute sur les réseaux sociaux : l’utilisation du smartphone pour l’attestation de sortie n’a jamais été une obligation. « Communiquer le fait que l’on va sortir à 8h30 pour faire 3 courses de première nécessité, c’est quand même pas le scoop de l’année … Il faut savoir raison garder, et sans être totalement naïf, ne pas virer dans la paranoïa non plus ». Et cet autre internaute qui fait remarquer : « si l’alternative du papier reste, chacun choisira entre vie privée sur les données et impression papier. ca me parait un bon compromis. pensons à ceux sans smartphone et à ceux sans imprimante (ou stylo) ».
De fait, la polémique s’est assez vite déplacée vers le projet d’application StopCovid, avec plus d’arguments. Mais c’est un autre sujet.
Fracture numérique ou fracture de l’écrit ?
Certes, il y a ceux qui sont à l’aise avec les outils numériques et ceux qui ne sont pas connectés pour des raisons diverses : déficit d’infrastructure, manque d’équipement pour raison financière, défaut de formation aux TIC (technologies de l’information et de la communication), choix personnel… C’est globalement ce qui définit la fracture numérique, et ce n’est pas qu’une question d’âge.
Toutefois, cet épisode administratif retient aussi mon attention pour la façon dont le numérique est présenté dans le discours de certaines personnes et certains médias, avec une prévalence du numérique qui semble basée uniquement sur le support, sans vision globale du sens de l’écrit.
Tout d’abord, c’est la question qui revient plusieurs fois de savoir si cette attestation numérique est obligatoire, à l’exclusion du papier. Le ministère indique (voir l’illustration ci-dessus) qu’il s’agit d’un « dispositif de création numérique de l’attestation, en complément du dispositif papier toujours valide » mais, peut-être que la formulation n’est pas totalement limpide, plusieurs sites insistent sur le fait qu’on peut continuer à produire des attestations papier, imprimées ou manuscrites. Comme si ce n’était pas évident, comme si le numérique devait forcément évincer le support papier. On peut lire dans le tutoriel de La Tribune : « Les attestations papier sont-elles toujours valables ? Oui. […] Le générateur est une option complémentaire mais pas obligatoire ».
De même, je perçois chez un certain nombre de personnes une forme de crainte à ne pas respecter à la lettre le modèle d’attestation, ou plutôt un sentiment d’audace chez ceux qui s’affranchissent un tant soit peu de la « dictature du format A4 ». Ainsi l’exemple des gendarmes de Lyon qui proposent des « astuces » pour économiser du papier et de l’encre, telles que imprimer recto-verso ou préparer deux « attestations » sur la même page en ne reprenant que le motif utile, etc. Merci à ces gendarmes mais pourquoi ces aménagements de bon sens, totalement respectueux de l’esprit de la loi, ne sont-ils pas d’emblée proposés par les autorités ou assumés plus naturellement par les individus ?
Nulle part je n’ai lu une explication simple et claire centrée sur la valeur déclarative, quels que soient la forme et le support de la déclaration (PDF généré en ligne, impression, rédaction manuscrite). Cela me semble pourtant la base du discours ; c’est du moins ce que, en simple citoyen autant qu’en professionnel de l’information, je m’attendais à lire. Ce flou d’expression et de compréhension n’est pas fatal.
Ensuite, je note la tendance à porter aux documents numériques une attention dont les documents papier équivalents n’ont jamais fait l’objet, alors que fondamentalement il s’agit du même écrit (je ne parle pas des aspects de sécurité de l’information mais de la teneur des documents). Ainsi, des sociétés ou clubs spécialisés en technologies sont allés décortiquer l’application pour en vérifier la qualité, et c’est bien qu’ils l’aient fait. Mais ce qui me frappe, c’est quand l’analyse est purement technologique, déconnectée du contexte politique et du processus administratif. Par exemple, j’ai été amusée, plus que surprise, par l’analyse du site IGEN (iGeneration) qui entre dans des détails dignes de l’administration la plus tatillonne. Ainsi, l’analyste souligne le fait que les développeurs du ministère ont oublié tout mécanisme de validation des données : « Vous pouvez ainsi demander une attestation pour une personne née le 32 du quatorzième mois de l’année 2124, qui réside à Paris dans la Nièvre, et voudrait sortir le 1er avril de l’an de grâce 1024 ». Et alors ?, ai-je envie de dire : si vous déclarez cela (sur papier ou dans un PDF, peu importe), vous aurez menti et vous serez verbalisable !
Un tout petit détail encore m’a accroché sur le site Nextinpact qui présente le nouveau formulaire numérique.
Pour habiller un peu l’image à la une, l’auteur a choisi de donner un exemple : il s’agit de Jean Deauh, habitant rue John Smith à Zion, au lieu de l’habituel Jean Dupont (né à Lyon en 1970), ou d’Alice Dubois résidant avenue de la République à Pantin dans le 93 dans l’exemple de LCI (illustration 7). Je me suis demandé un court instant d’où venait ce Jean Deauh qui ne ressemble à rien de connu, avant d’y voir une sorte de francisation de John Doe, la forme anglo-saxonne de M. Dupont. Cette anglicisation innocente d’un exemple purement français est-elle est clin d’œil ou un indice de la croissance du franglish dans le monde technologique ?
Humour et fantaisie
Autour de l’attestation
Le rire est le propre de l’homme et la fameuse attestation à donné lieu à quelques blagues pour amuser la population confinée.
En voici un petit aperçu (j’ai capturé ces images sur le réseau LinkedIn sans pouvoir en identifier l’auteur ; si d’aventure, les auteurs reconnaissent leur œuvre en lisant mon blog, je me ferai un devoir de les nommer).
Des variantes
Ont circulé également sur les réseaux sociaux plusieurs versions quelque peu modifiées du modèle original, fond et/ou forme. Voici quatre exemples :
Ces attestations sont-elles pure fantaisie ou sont-elles administrativement valables ? Une rapide analyse diplomatique permet de répondre :
La première est manuscrite mais le texte ne mentionne ni la date ni l’heure, de sorte que cela ne vaut pas grand-chose. Mais le principal argument est que les fautes d’orthographes sont trop outrées pour être vraisemblables, sans parler de la croix (X) qui évoque la personne qui ne sait pas signer alors qu’elle sait écrire. C’est donc une pure plaisanterie.
La seconde reprend le modèle officiel avec une adaptation-traduction en ch’ti des motifs de sortie ; la traduction de l’attestation dans une langue régionale n’est pas spécifiquement interdite, mais le ch’ti n’est pas reconnu comme tel. Cependant, je suis sûre qu’il se trouve dans les Hauts-de-France des gendarmes qui valideraient son utilisation, pour peu que son auteur soit sincère (même si certains motifs ne sont pas vraiment prévus dans le décret…).
La troisième, doublement provocatrice par les motifs de sortie et par la parodie de la devise de la République, est totalement hors-jeu (mais il serait étonnant que le modèle soit utilisé).
La quatrième a été réalisée par le paléographe Baptiste Etienne avec une plume d’oie : toutes les données requises y sont scrupuleusement consignées ; il n’y a donc pas de raison pour qu’elle ne soit pas recevable au même titre que n’importe qu’elle déclaration manuscrite, mais on peut supposer que les gendarmes paléographes sont moins nombreux que les gendarmes ch’tis…
Pour ma part, j’ai dès le 17 mars, ou plus exactement dès ma première sortie le 20 mars, fait le choix de faire une déclaration sur l’honneur manuscrite, visant le décret du 16 mars, avec le motif de mon déplacement, la date et surtout l’heure : c’est si rare de produire des documents papier avec la précision de l’heure que j’en profite, pour compenser un peu de l’horodatage numérique à la seconde, souvent inutile… Et mes déclarations sont rédigées en format A5, par habitude pour un texte court, et histoire de faire un pied de nez au sacro-saint 21 x 29,7 cm.
Bonus
Un petit exercice si vous avez encore quelques minutes :
Comparez les deux images ci-dessous : à gauche l’attestation proposée le 17 mars sur le site du ministère, et à droite l’attestation numérique proposée par le site Picta.fr le même jour (la page est fermée depuis le 18 mars après l’interdiction des attestations numériques en dehors des sites officielles).
Sachant que « l’attestation de déplacement dérogatoire » utilise la toute nouvelle police de caractères de l’État pour les documents officiels, dénommée Marianne (pour en savoir plus, regardez la vidéo du site Graphiline), on peut voir que le site Picta.fr a repris le texte dans une police ordinaire (et pour cause). Cela ne saute pas aux yeux mais si vous regardez de plus près certains caractères (le chiffre 1, ou la minuscule g), vous verrez que l’attestation numérique ne saurait se faire passer pour un document de l’État, ce qui a en l’occurrence aucune espèce d’importance car, une fois encore, cette attestation n’est qu’un modèle de déclaration sur l’honneur. CQFD !
Bonjour Marie-Anne,
merci beaucoup pour cette analyse scrupuleuse et toutes ces recherches diplomatiques.
Je penche également, dans les exemples analysés, pour le faux en ce qui concerne le document n° 1. Mais il doit y avoir une grande quantité d’originaux manuscrits intéressants et il serait bon de les collecter, sans doute.
Et qui est le paléographe si talentueux qui a produit le document n° 4 ?
D’autre part, je n’avais vu que le premier exemple d’humour à propos des « attestations ». Je n’avais pas vu l’homme qui promène son chien, et le prouve : tout à fait remarquable. A défaut de connaître son auteur, quel est le lien qui permet de diffuser comme elle le mérite cette image ?
Bonne journée et bien amicalement.
Georges Cuer
Merci, Georges.
L’auteur du remarquable document n° 4 est le paléographe Baptiste ETIENNE, https://www.linkedin.com/in/baptiste-etienne-640a7495/
Le montage de l’homme qui promène son chien a été réalisé par Tom Soluble. Tu peux voir ses initiales en bas à droite de l’image. Et, après qu’il se soit identifié dans un commentaire quand j’ai posté le billet sur LinkedIn, j’ai ajouté son nom. Pour en savoir plus: https://www.linkedin.com/in/librairie-paragraphes/ Pour la citation, il est assez délicat d’utiliser un lien durable sur LinkedIn; tu peux toujours renvoyer à mon billet. Ou bien reprendre l’illustration avec la mention d’auteur.
Quant aux attestations manuscrites, j’ai hier (jour du déconfinement) jeté la plupart de mes propres « attestations », peu nombreuses car j’ai sévèrement restreint mes sorties pendant la période, mais j’en ai gardé quelques spécimens. J’ajoute que n’ayant pas eu l’heur (bon? mal?) d’être contrôlée, je ne pourrai jamais témoigner de la réaction d’un fonctionnaire de police.
Prends soin de toi et à bientôt, MAC
Bonjour,
Comme toujours votre analyse est irréprochable.
On ne peut pas en dire autant du document en question qui ne sert strictement à rien, sinon à gâcher du papier.
Le conception de ce contrôle est courtelinesque.
Vous avez choisi le titre « Je pense donc j’archive » pour l’un de vos ouvrages. Il me semble que beaucoup de personnes oublient le « Je pense donc … » avant d’agir. Malheureusement pour elles, Les preuves de leur incompétences seront archivées…comme ce paquet de formulaires vierges que vous aviez un jour découvert !
DT
Cher et fidèle lecteur,
Merci pour votre commentaire. J’espère que TOUTES les preuves seront archivées mais je n’en suis pas si sûre. Je crains que, alors que l’archivage des journaux de confinement retient l’attention d’un grand nombre, les preuves de l’action gouvernementales ne se noient dans des mails mal fagotés ou des fichiers incomplets.
À la prochaine, MAC
Bonjour. J’approuve votre opinion au sujet de la distinction des termes, pour appeler un chat un chat.
L’attestation de déplacement (qui, dans un contexte de service public, est qualifiée d’ « ordre de mission ») est une attestation mais ressemble à une déclaration – ce qui n’est pas vraiment le cas pour une déclaration sur l’honneur. La déclaration de Carte vitale (qui identifie le patient) délivrée par la CPAM est également une attestation. L’erreur d’interprétation faite par l’administration du Ministère elle-même pourrait induire en erreur la plupart de nos concitoyens : il faudrait dire plutôt à cause de l’en-tête « je, soussigné(e) » une déclaration sur l’honneur » et y ajouter « pour faire valoir ce que de droit » avec la signature, selon la formule en vigueur. Point.
(Tout le monde ne dispose pas encore d’une ordinateur aavec imprimante, l’écrit résiste.)
Merci pour votre explication détaillé, avec une teinte d’humour et avec sincérité. Un peu de légèreté dans ces temps difficile fait du bien. AB
Merci pour votre commentaire. Nous sommes tout à fait d’accord.