Depuis plus de quarante ans, une des bases conceptuelles de la formation des archivistes francophones est la théorie des trois âges des archives.
Il existe plusieurs définitions ou explications de cette théorie. Commençons par l’encyclopédie en ligne Wikipédia qui dit : « La théorie des trois âges des archives est une thèse selon laquelle le cycle de vie d’un document d’archives connaît trois phases : une période dans laquelle il sert pour son utilité première, une deuxième étape intermédiaire dans laquelle il est archivé provisoirement et reste accessible en cas de besoin imprévu, puis un dernier stade qui consiste dans son archivage pérenne ».
Les glossaires des archivistes définissent les archives courantes, les archives intermédiaires et les archives définitives, en se basant sur la réglementation française, plus précisément les décrets d’application de la première loi sur les archives, promulguée en 1979 et intégrée aujourd’hui (dans sa version 2008) dans le code du patrimoine. Extrait de la partie réglementaire du code (la partie législative ne relayant pas, heureusement, cette « thèse » sur les « âges » des archives) : « Sont considérés comme archives courantes les documents qui sont d’utilisation habituelle pour l’activité des services, établissements et organismes qui les ont produits ou reçus » (article R212-10) ; « Sont considérés comme archives intermédiaires les documents qui : 1° Ont cessé d’être considérés comme archives courantes ; 2° Ne peuvent encore, en raison de leur intérêt administratif, faire l’objet de sélection et d’élimination conformément aux dispositions de l’article R. 212-14 » (article R212-11) ; « Sont considérés comme archives définitives les documents qui ont subi les sélections et éliminations définies aux articles R. 212-13 et R. 212-14 et qui sont à conserver sans limitation de durée » (article R212-12).
On peut noter au passage que la réglementation ne parle pas de théorie ni de cycle de vie des documents ; et que la page Wikipédia n’utilise pas les expressions « archives courantes », « archives intermédiaires » et « archives définitives ».
Cette théorie des trois âges des archives est généralement attribuée à Yves Pérotin, directeur des archives de la Seine au début des années 1960 et auteur d’un texte intitulé « L’administration et les “trois âges” des archives ». Cette attribution de la prose actuelle à Yves Pérotin est un raccourci ennuyeux. Il semble qu’on prête à celui-ci plus qu’il n’a écrit et que sa pensée a été reformulée, « aménagée », voire déformée avant d’être figée, sanctuarisée et répétée à des générations d’étudiants, sans faire vraiment preuve de l’esprit critique qui caractérisait justement Yves Pérotin. J’en viens à me demander si la théorie des trois âges des archives, telle qu’elle est diffusée aujourd’hui encore, ne doit pas davantage à Michel Duchein, qui est finalement l’auteur qui en a le plus parlé et qui la voyait « éternelle » [1], qu’à Yves Pérotin.
La théorie des trois âges a cependant subi quelques critiques ces dernières décennies [2], la plus connue étant celle qu’a exprimée Marcel Caya en 2004 dans une conférence titrée « La théorie des trois âges en archivistique. En avons-nous toujours besoin ? ». Marcel Caya, avec une vision nord-américaine de la gestion des documents (records management), se demande notamment si les propositions « exploratoires » d’Yves Pérotin sur la gestion des masses d’archives ne sont pas corrélées à la situation administrative de la France dans les années 1960 (situation qui a changé), et si l’intérêt de la réflexion de Pérotin ne tourne pas davantage sur le séquencement des lieux de stockage et des responsabilités que sur le nombre « trois ». Un autre argument, repris par d’autres articles, est que l’environnement numérique périmerait la notion d’archives intermédiaires. Et, pour ma part, il y a longtemps que j’ai exprimé mes critiques sur le caractère par trop logistique et contre-productif du mantra « archives courantes et intermédiaires », quel que soit le support.
À l’occasion du colloque consacré en septembre dernier à Yves Pérotin par les Archives de Paris et l’École nationale des chartes, un siècle après sa naissance, j’ai relu ou lu attentivement les publications très variées de Pérotin pour préparer ma communication intitulée « Yves Pérotin et l’écriture ». Ces lectures ont bien évidemment réactivé ma réflexion sur tous les aspects de la pensée pérotine. Or, vu que, paradoxalement, aucune intervention de ce colloque n’était spécifiquement consacrée à la théorie des trois âges des archives, j’ai entrepris l’écriture de ce billet car le sujet mérite d’être débattu [3].
Les « âges » des archives selon Yves Pérotin
Donc, le fameux texte de référence d’Yves Pérotin est publié en 1961 dans une revue administrative peu diffusée, intitulée Seine et Paris [4]. Cet article, par ailleurs fort cité, n’est pas facilement accessible en ligne. On ne le trouve guère que sur un site québécois, dans une version scannée un peu floue. Il m’a donc paru utile, à l’appui de ce billet « Les deux âges des archives » d’en proposer une transcription plus facilement accessible.
Au début de l’article, Pérotin présente délibérément « une vue simpliste des choses » :
L’observateur le moins averti reconnaît deux âges dans la « vie » des archives publiques. D’abord celui des documents administratifs : les bureaux conservent à leur disposition leurs papiers récents (registres et dossiers bien constitués, utiles, pratiques en même temps que banals et prosaïques). Ensuite l’âge des documents historiques : les Archives conservent dans leurs magasins les papiers anciens, plus ou moins parcheminés, recouverts de cette fine couche de poussière qui habille les grands crus.
[…]
À ce point d’observation, les archives vivantes et les archives archivées semblent parfaitement hétérogènes, ce qui rend impensable le passage d’un stade à l’autre, passage qui a pourtant bien dû se faire. L’observateur peu averti n’est pas gêné par ce mystère parce qu’il ne se pose pas de problèmes. Si, cependant, on pratique à son égard une maïeutique pressante, on le mènera à découvrir qu’il existe un stade intermédiaire entre l’ordre (apparent) des dossiers des bureaux et l’ordre (apparent) des cartons d’archives.
[…]
Ainsi se révèle l’âge intermédiaire, l’âge ingrat des archives, celui des ‘tas’, fâcheuse transition entre l’Administration et l’Histoire.
Et de conclure ce premier constat par ces mots :
Or, si, dans les observations sommaires que je viens de résumer, il y a bien la reconnaissance des trois âges fondamentaux des archives, tout le reste ne vaut rien. L’analyse est complètement fausse. Car il n’y a pas de véritable ordre au début, pas de véritable ordre à la fin, pas de miracle entre les deux : il n’y a que des faits déplorables dont administrations et archivistes sont plus ou moins responsables.
Dans la suite de son texte, Pérotin cherche une méthode (il utilise le mot doctrine) pour mieux maîtriser ces entassements non contrôlés lors du stade intermédiaire. C’est ainsi qu’il en vient à décrire « les différents âges des archives », chaque « âge » étant inauguré par une opération d’élimination des documents périmés, avec la terminologie suivante :
Premier âge : archives courantes (après un premier tri réalisé par l’Administration) ; la durée de ce premier âge est évaluée entre un et quatre ans.
Deuxième âge : archives de dépôt, pour une période de vingt à cent ans (après une deuxième élimination des « papiers devenus inutiles pour l’Administration et sans intérêt pour l’Histoire ») ; la responsabilité de ce stockage revient à l’Administration sous contrôle des services d’archives.
Troisième âge : archives archivées (après une troisième opération de tri-élimination effectuée par les archivistes).
En 1964, après un voyage d’études outre-Manche, Pérotin publie dans la Gazette des archives un article intitulé « Le records management et l’administration anglaise des archives » où il décrit, entre autres, la pratique britannique de dépôts intermédiaires.
Quelques années plus tard, dans sa contribution au Manuel d’archivistique publié par la direction des Archives de France en 1970, Yves Pérotin développe son analyse dans un passage intitulé « Les dépôts intermédiaires ou de « pré-archivage » » (terme tombé aujourd’hui en désuétude). Après un constat de la situation qui ne s’est pas améliorée, il s’appuie, reprenant les mots de l’Américain T.R. Schellenberg, sur les notions de valeur primaire (intérêt administratif) et de valeur secondaire (intérêt pour la recherche historique) des papiers qui constituent les archives pour conclure : « Ainsi s’impose par la force des choses, une notion d’ « âge intermédiaire » correspondant à ce stade où les deux valeurs des papiers sont simultanément basses mais où au moins l’une des deux n’est pas négligeable – fût-ce seulement en puissance. Tout naturellement nous sommes amenés à en déduire une notion de « dépôts intermédiaires », c’est-à-dire de locaux économiques, moins chers que les bureaux et moins chers que les dépôts d’archives ». Et de qualifier un peu plus loin les dépôts intermédiaires de « bassins de décantation » des papiers administratifs. Enfin, il esquisse l’idée de plusieurs stades au sein de l’âge intermédiaire (trois pour être précis) corrélés aux besoins de consultation et à la durée de stockage.
Il est intéressant de souligner que Pérotin ne parle pas une seule fois d’ « archives intermédiaires », ni dans le premier texte (« L’administration et les trois âges des archives », 1961) ni dans l’article publié dans la Gazette des archives en 1964 ni dans le Manuel d’archivistique. Dans le premier texte, on trouve cinq occurrences de l’adjectif « intermédiaire », deux fois pour qualifier le mot « statut », une fois pour « âge » et deux fois pour « dépôt ». Dans le texte sur le « records management », les douze occurrences du mot appartiennent à l’expression « dépôts intermédiaires ». Dans le Manuel d’archivistique, il est question d’âge intermédiaire ou surtout de « dépôts intermédiaires ».
En relisant ces textes un demi-siècle après leur publication et au regard de ce qui se dit et s’écrit aujourd’hui sur cette sacro-sainte théorie des trois âges des archives, je me dis que certaines questions n’ont pas été posées ou reposées :
- la notion d’archives courantes est plus précise chez Pérotin que dans la loi française ; la définition légale (« Les archives sont l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité », article L211-1 du code du patrimoine) est très englobante : tout est archive. Dans l’article de 1961, Pérotin désigne par « archives courantes » les dossiers qui ont déjà fait l’objet d’un premier tri, par les utilisateurs (les bureaux), ce qui rapproche la notion pérotine d’archives courantes de celle de records, c’est-à-dire de dossiers débarrassés des papiers inutiles, autrement dit débarrassés des « non-records » ; or, la définition légale française englobe tout dans les archives, records ET non-records.
- le mot archives est utilisé par Pérotin dans son acception plurielle ; il s’agit de l’ensemble des dossiers d’un service producteur regroupés à un endroit donné. Pérotin décrit les différents stades de stockage de ces archives dans des dépôts distincts, avec la notion de bassin de décantation ou de dépôt intermédiaire entre les bureaux et les magasins d’archives historiques. Il parle de la « vie » des archives avec des guillemets et, s’il utilise une fois l’expression « deuxième âge des documents », il n’évoque à aucun moment le « cycle de vie » des documents d’archives (on peut remarquer au passage que ce « cycle » est souvent schématisé aujourd’hui par un tracé linéaire [5]). L’approche de Pérotin est une approche de gestion des masses documentaires dans une optique d’optimisation de la conservation des documents avant l’opération d’élimination ou de sélection à titre d’archives historiques, et non une théorie sur les étapes de vie de chaque document. De ce point de vue, le glissement sémantique opéré au cours des dernières décennies n’est pas innocent. La définition des trois âges des archives donnée par Wikipédia (voir ci-dessus) est même assez éloignée du discours de Pérotin [6].
- C’est parce qu’il était confronté à un manque crucial de place de stockage dans le bâtiment des Archives de la Seine au début des années 1960 qu’Yves Pérotin a argumenté ses « trois âges » des archives. Il lui fallait trouver de la place et il lui fallait convaincre l’administration de cette nécessité. L’approche est avant tout économique. La notion de « dépôts intermédiaires » vise des « locaux économiques, moins chers que les bureaux et moins chers que les dépôts d’archives » (cf supra). De ce point de vue, les archives intermédiaires dans les magasins des services d’archives sont une mauvaise pratique. La réponse concrète (les locaux économiques) est venue des prestataires en gestion externalisée d’archives, dont la profession s’est organisée dans les années 1980 et Yves Pérotin apparaît comme précurseur dans sa façon de penser cette organisation du « stockage intermédiaire ». On peut regretter à ce sujet que le débat n’ait pas été davantage approfondi entre ces prestataires de service et les institutions archivistiques. Il est vrai qu’il a fallu attendre 2009 pour que ces sociétés aient le droit de gérer des archives publiques, même si de nombreuses organisations recouraient déjà depuis longtemps à leurs services efficaces.
Les deux âges des archives
Cette théorie des trois âges des archives telle que diffusée aujourd’hui ne m’a jamais enthousiasmée (c’est un euphémisme). Autant l’article « fondateur » d’Yves Pérotin (qu’il faut replacer dans le contexte des années 1960) m’intéresse pour l’analyse et l’argumentation, autant je me dis que la déformation que sa pensée a subie ultérieurement n’est pas convaincante.
Je partage avec Pérotin la première partie de son analyse et son constat des deux âges des archives publiques : l’âge des documents administratifs puis l’âge des documents historiques. Je partage également son engagement professionnel pour trouver des solutions aux défis que pose le fameux passage des archives administratives aux archives historiques. Mais un demi-siècle plus tard, je suis persuadée que si Pérotin était toujours parmi nous, il serait surpris du discours ambiant sur les « archives courantes et intermédiaires », et qu’il aurait une vision différente de cette subtile frontière entre les deux âges essentiels.
Avant de poursuivre, je m’arrête sur la notion d’âge car l’interprétation discutable des propositions d’Yves Pérotin sur les âges des archives ne tient pas qu’au sens donné au mot archives (document individuel versus masse) mais également à la compréhension du mot « âge ». Le mot âge peut se comprendre de deux façons (voir le Centre national de ressources textuelles et lexicales) : ou bien il indique le temps écoulé dans la vie d’un être ou d’un objet depuis le début de son existence ; ou bien il désigne une époque considérée dans son unité ou son originalité. Aujourd’hui, on lui donne le premier sens mais il me semble assez évident que Pérotin a essentiellement utilisé le mot « âge » dans le second sens (âge administratif et âge historique). Du reste, il utilise à plusieurs reprises, notamment dans l’introduction de son article, les synonymes « étapes » ou « stade ». Le mot étape porte une évocation visuelle de lieux de séjour distincts (bureau, autres locaux plus ou moins éloignés, service d’archives). Quant au mot stade, plus fréquent sous la plume de Pérotin, il vise également l’aspect physique de la conservation : ordre apparent (ordre des bureaux, ordre des archives) versus entassements désordonnés (stade intermédiaire). Il parle du « stade de rédaction », du « stade de conservation », « stade où les papiers sont utilisés ».
L’objectif de l’article de 1961 est de faire émerger des solutions au problème auquel Pérotin est alors confronté dans sa vie professionnelle : la gestion du passage entre l’âge administratif et l’âge historique, avec des volumes qui explosent, en préservant les intérêts de l’administration et en évitant la perte de documents d’intérêt historique. L’angle de vue est celui de la gestion efficace mais Pérotin souligne aussi les enjeux de responsabilité : responsabilité partagée de l’Administration et des services d’archives dans le désordre intermédiaire, responsabilités respectives de l’Administration et des services d’archives dans l’organisation de chaque lieu de conservation : bureaux, bassins de décantation et magasins historiques. Cette dimension de responsabilité a été relevée par plusieurs commentateurs (Caya, Fuentes-Hashimoto) mais il apparaît que la profession dans son ensemble a minimisé cet aspect de la réflexion pour se centrer sur les questions de stockage physique.
Or, s’il y a plusieurs « zones » de stockage, il n’y a que deux responsables : l’Administration et les services d’archives. D’un côté, l’Administration doit organiser les traces de son activité, optimiser l’exploitation des informations collectées pour ne pas recréer des documents déjà produits et perdus (ce que Pérotin dénonce aussi dans son article), etc. L’Administration doit aussi, et de plus en plus, maîtriser les risques informationnels en conformité avec la réglementation et en tenant compte des enjeux sécuritaires. De l’autre côté, l’administration des Archives a pour mission de collecter et de conserver les documents de mémoire collective pour les mettre à disposition de la population et les préserver pour les générations futures. Les missions ne sont pas les mêmes ; les intérêts ne sont pas les mêmes ; les budgets ne sont pas les mêmes ; les méthodes ne sont pas les mêmes ; les risques ne sont pas les mêmes [7].
C’est pourquoi, pour être compris d’un large public, il me semble préférable de s’en tenir à deux âges basés sur les responsabilités, qui correspondent du reste aux termes anglo-saxons « records » et « archives », et d’aborder la gestion du passage d’un « âge » à l’autre, qui est la préoccupation de Pérotin, avec d’autres mots : âge de responsabilité et âge du patrimoine, âge du droit et âge de la connaissance, âge de l’action et âge de la mémoire collective, etc. Cela permettra d’éviter l’écueil de la confusion entre la valeur intrinsèque des documents et leur lieu de stockage. S’appuyer sur deux âges complémentaires pour deux bénéficiaires distincts (producteur, collectivité) permet également d’éviter la dérive vers cette image du cycle de vie linéaire des archives qui ne colle pas à la réalité et qui enferme dans une vision étriquée des possibilités [8].
En effet, si le défi auquel était confronté Pérotin était bien celui des entassements non contrôlés entre les bureaux et les services d’archives, cela ne signifie pas que tout document d’archives traverse trois périodes successives : courante, intermédiaire et définitive comme on l’entend régulièrement. Si cela a pu être observé pour les « papiers administratifs », le schéma linéaire n’est plus représentatif de la réalité, notamment du fait des technologies et du fait de l’évolution de la notion d’archives.
Les technologies numériques ont un impact certain non seulement sur la production mais aussi sur la collecte des archives. Le numérique ne change pas le stockage de documents inutiles, périmés, inexploitables, car cela relève plus de mauvaises pratiques humaines que de la technique et de la technologie ; au contraire, le numérique ne fait qu’exacerber ces mauvaises pratiques et provoque des entassements bien pires que dans les années 1960. En revanche, le numérique permet, mieux que le support papier, la mise en sécurité des documents dans un lieu de conservation dès sa création sans en déposséder son émetteur, par capture de « l’original » (horodatage et traçabilité) au service aussi bien de la preuve pour le producteur que de l’authenticité pour le chercheur. Ainsi le numérique permet de repenser la mise en œuvre de l’archivage, de s’appuyer sur cette technologie pour éviter l’attente de la péremption pour la collecte des documents de mémoire. Organiser des « archives intermédiaires numériques » uniquement pour se conformer à la sacro-sainte théorie des trois âges des archives est une stupidité, ce qui ne veut pas dire que le stockage à moindre coût des données peu consultées n’est pas une bonne pratique, au contraire ! Simplement, on continue de mélanger la question logistique et la question de la sélection du patrimoine. Cette fausse-bonne idée du cycle de vie a diablement la vie dure !
Par ailleurs, la part des papiers administratifs dans la constitution des fonds d’archives a régressé au cours des dernières décennies. Les « entrées par voie extraordinaire » (l’expression remonte au milieu du 20e siècle voire plus loin [9]) ne sont plus si « extraordinaires » ; elles ont même la faveur des archivistes, à une époque où les « nouvelles archives », celles qui ne sont pas le sous-produit de l’administration mais qui sont produites pour elles-mêmes, pour être des archives, ont le vent en poupe. De cet angle de vue, quel sens cela a-t-il de parler de l’âge intermédiaire :
des dessins d’un enfant pendant le confinement général de 2020,
du témoignage d’un passant sur le mémorial d’un attentat,
de « l’archive radiophonique » de l’interview de Bruno Latour du 3 avril 2020 ?
Il y a deux réalités : celle du producteur en tant qu’acteur qui laisse des traces de son activité, et celle du patrimoine en tant que bien commun. Le passage d’une réalité à l’autre n’obéit pas à un schéma unique. Il varie en qualité, en intensité, en durée et en complexité, selon la finalité de la production, selon la nature de l’information produite, selon la valeur patrimoniale qu’on lui attribue (encore un sujet trop peu débattu…). Et il ne faut pas oublier que le pourcentage de la production informationnelle globale qui intègre un jour les archives historiques est infime (1 % ?), de sorte qu’il est préférable de concentrer son énergie sur l’identification du 1 % à conserver plutôt que sur l’élimination des 99 %. L’époque n’est-elle pas aux économies d’énergies ? [10].
Si les « dépôts intermédiaires » économiques reste une réponse technique au problème de stockage, la notion de bassin de décantation ne saurait être généralisée à tout ce qu’un service d’archives collecte aujourd’hui. Du point de vue de l’Administration, le stockage des données est bien plus éclaté que ne l’était naguère le stockage des papiers et les outils se sont démultipliés (applications, serveurs, cloud, outils semi-personnels…). La possibilité technique de collecte d’un exemplaire des fichiers pour le patrimoine est trop peu exploitée et les services des prestataires (éditeurs, intégrateurs, hébergeurs…) pourraient être affinés avec des critères d’archivage ou d’exploitabilité dans la durée, donnés dans les cahiers des charges des applications, ce qui est loin d’être le cas. Du point de vue des services d’archives patrimoniaux, la vraie question n’est pas celle du stockage mais celle de savoir ce que l’on veut collecter, en fonction de quelle politique pour laquelle on dispose de quels moyens, ce qui peut conduire à des priorités, en parallèle des opportunités.
Face à la masse potentiellement dotée d’un intérêt patrimonial (même quand elle représente 1 % de la production globale), il apparaît aujourd’hui plus pertinent de dresser un panorama des groupes d’archives à collecter, plutôt que d’appliquer systématiquement à tout un schéma linéaire en trois étapes chronologiques. Autrement dit de dresser une cartographie des ensembles d’archives candidats à la collecte, caractérisés par les facettes de l’information : valeurs juridique et documentaire (autre formulation de la valeur primaire et secondaire), représentativité de la réalité, faisabilité et coût de la conservation, etc., puis d’en déduire un plan d’action réaliste. L’avantage est de donner à voir la production plutôt que de subir des tas. Cette vision offre la possibilité d’identifier ce que l’on veut conserver et d’intervenir en amont, soit en récupérant un exemplaire des documents (numériques), soit en introduisant une règle dans l’outil de gestion du producteur, soit en instituant une routine de contrôle périodique de la conservation et des destructions, soit en déléguant officiellement le contrôle de la catégorie à un métier ou à un prestataire, etc., autant de règles validées par le producteur et applicables à toute l’organisation. L’idée est aussi de promouvoir une identification et une sélection des archives patrimoniales en amont (avec des hypothèses dues au manque de recul mais compensées par des clauses de révision et la tenue d’un tableau de bord archivistique) plutôt que d’espérer avoir un jour le temps de trier des masses informes que le plus avisé ne saurait traiter avec pertinence (Pérotin le notait déjà [11]).
En procédant ainsi, on squeeze la gestion d’archives intermédiaires comme une masse unique ou une dénomination unique, vision qui a démontré son incapacité à résoudre et le problème du stockage et le problème de la sélection.
C’est ce que j’ai voulu faire en créant la méthode Arcateg™ [12]: une cartographie des 100 valeurs possibles de l’information au moment de sa création, chaque valeur ou « catégorie de conservation » étant rattachée à une analyse de risque, codifiée et assortie de modalités de gestion (support, lieu et responsabilité de stockage, règles d’accès, règles de conservation-destruction…) qui permettent – entre autres – de piloter, de façon plus réaliste que linéaire, le passage du premier âge (celui du producteur des documents archivés) au second âge (celui du patrimoine commun).
J’aurais bien aimé discuter de la méthode Arcateg™ avec Yves Pérotin.
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Notes
[1] Archives de France, La Pratique archivistique française, 1993, p. 233 : « … la théorie des trois âges des archives (archives courantes, archives intermédiaires, archives historiques ou définitives), qui est aujourd’hui si universellement admise qu’on aurait presque tendance à la croire éternelle. »
[2] Conférence donnée par Marcel Caya à l’École nationale des chartes le 2 décembre 2004 : « La théorie des trois âges en archivistique. En avons-nous toujours besoin ? », http://elec.enc.sorbonne.fr/conferences/caya
Lourdes Fuentes-Hashimoto et Pierre Marcotte, « Back to basics: et si on relisait Pérotin? », billet de blog, octobre 2011, https://archivesonline.wordpress.com/2011/10/12/back-to-basics-relire-perotin/
« L’archivage électronique à l’épreuve de la théorie des trois âges », billet de blog, Lourdes-Fuentes Hashimoto, 2010, https://archivesonline.wordpress.com/2010/08/30/larchivage-electronique-a-lepreuve-de-la-theorie-des-trois-ages/
Marie-Anne Chabin, « Les archives courantes, une expression logistique, confuse et contre-productive », billet de blog, juin 2013, http://transarchivistique.fr/les-archives-courantes-une-expression-logistique-confuse-et-contre-productive/
[3] « De l’archivistique au XXe siècle Hommage à Yves Pérotin (1922-1981) », journée d’études proposée par Archives de Paris et l’École des chartes, Paris, 8 septembre 2022. À noter que le livret du programme ne comporte pas une seule occurrence du mot « intermédiaires » : un signe ?
[4] Revue trimestrielle, publiée entre 1975 et 1975, conservée notamment aux Archives de Paris sous la cote PER39, https://archives.paris.fr/_depot_ad75/_depot_arko/ead/INV2000.pdf
[5] Je dois avouer qu’avant de pousser ma réflexion sur la vie des archives, j’ai longtemps utilisé cette notion de « cycle de vie linéaire » que l’on m’avait enseignée (les guillemets soulignent le paradoxe de l’expression…). J’ai même créé au tournant des années 2000 un schéma pour illustrer la vie des archives et plus précisément la distinction entre « archives » et « records », avec la borne T0 pour la création des documents, la borne T2 pour la fin d’intérêt juridique ou mémoriel pour le producteur et la borne mouvante T1 pour le stockage plus ou moins éloigné, afin d’expliquer le caractère logistique des « archives intermédiaires ». Ce schéma a d’ailleurs connu un certain succès puisque je l’ai retrouvé sur de nombreux sites, dont Wikipédia, parfois sans référence… Je tiens à remercier l’Association des Archivistes Français qui, sur la page « Que sont les archives ? », utilise deux de mes schémas dûment sourcés: https://www.archivistes.org/Que-sont-les-archives
[6] On oppose parfois la théorie des trois âges au « records continuum » théorisé par les Australiens. Mais les deux notions ne sont guère comparables puisque, pour faire court, la théorie des trois âges a d’abord à voir avec le stockage tandis que le records continuum a d’abord à voir avec le contenu des documents. https://123dok.net/article/mod%C3%A8le-records-continuum-archive-approche-dialectique-exploitation-artistique.9yn2jepy
[7] J’ai développé cette question dans mon livre Archiver, et après ? au chapitre 4 « Qui paie quoi ? » https://www.marieannechabin.fr/archiver-et-apres/4-qui-paie-quoi/
[8] Je m’inscris donc en faux contre l’affirmation qui figure en page 235 de la Pratique archivistique française, de 1993 (Michel Duchein n’est pas loin) : « Apparue dans les années soixante, la doctrine d’une succession de trois périodes dans la vie de tout document est aujourd’hui unanimement acceptée par les professionnels de l’archivage (tandis qu’il faut encore user de beaucoup d’acharnement et de persuasion pour en convaincre les administrations) ».
[9] Voir l’article de Jacques Levron, « L’intégration et la cotation des documents entrés par voie extraordinaire dans les Archives départementales », La Gazette des archives / Année 1958 / 23 / pp. 46-53 https://www.persee.fr/doc/gazar_0016-5522_1958_num_23_1_1496
[10] Globalement, il s’agit d’inverser la pratique de tri et de remplacer l’objectif d’éliminations par la mission de sélection. J’ai suggéré cette inversion en 2014 dans un billet au sujet des mails, dont l’inflation caractérise bien le problème de la masse non-archivable : https://www.marieannechabin.fr/2014/11/gestion-des-mails-jai-change-de-formule/
[11] Dans l’article de 1961, on peut lire : « … aussi les archivistes, lorsqu’ils ont la moindre place disponible, se résignent-ils le plus souvent à accueillir le fatras pour sauver les perles. Pauvres perles ! Quels triages, quels classements pourront jamais les dégager ? On fera ce que l’on pourra, c’est-à-dire très peu ; on traitera soigneusement un petit lot que l’on décantera avec soin, d’où on tirera un maigre groupe de documents à moitié inutilisables et le reste encombrera les archives ».
[12] Marie-Anne Chabin, Des documents d’archives aux traces numériques. Identifier et conserver ce qui engage l’entreprise – La méthode Arcateg™, éditions KLOG, 2018, https://www.editionsklog.com/product/des-documents-d-archives-aux-traces-numeriques-identifier-et-conserver-ce-qui-engage-l-entreprise-la-methode-arcateg
L’introduction est en ligne ici : http://fr.calameo.com/read/0005936512f21cbb51459
Archiviste municipal moi-même j’approuve un peu tard totalement votre propos. La charte d’archivage de Douai était un contrat entre les producteurs et les Archives signée par le maire et tous les chefs et correspondants archives en 1998 dans le cadre d’une opération de management participatif.
Je revendique la notion documentaire de la valeur primaire qui figure dans le projet de manuel sur l’évaluation du Cia en 2002 cf mon article dans Persee sur le melon et le diamant
Vincent Doom
Effectivement, en archives municipales il n’existe que deux âges, deux responsabilités : les dossiers sont dans les services, ou bien les dossiers, s’ils n’ont pas été éliminés sont aux Archives municipales….. (sinon, en dehors de ces deux possibilités, c’est qu’ils ont hélas disparu… sauf si le musée a mis la main dessus, pensant que les films ou les photos ne sont pas des archives…) La notion de lieu et de responsabilité pèse de fait sur la réalité. La date des dossiers pouvant être très variable dans les deux cas…. Les archives municipales peuvent avoir des dossiers très récents, et les services des dossiers relativement anciens. La sélection à l’entrée est parfois difficile : les services de la mairie peuvent exiger la prise en charge d’un gros versement laissé à l’abandon depuis plusieurs années, non éliminable hélas… et le tri de ce vrac à l’entrée impossible faute de place et de personnel. Des fonds passent ainsi indûment du premier au second âge, entiers, sans tri faute de moyens.
Merci pour ce témoignage très concret. Il me permet de souligner (ce que je n’ai pas précisé dans mon texte) que les responsables des archives municipales sont souvent plus proches de la réalité que leurs homologues départementaux ou nationaux. Et, oui, bien sûr, une fois les concepts posés, on doit négocier et faire des concessions avec les contingences…