Avant la présentation (prochaine) d’une typologie des quelque 3000 contributions des cahiers de doléances de Charente-Maritime, ce billet s’arrête sur quelques documents qui, sans appartenir stricto sensu au corpus de contributions communales, figurent dans les cahiers tels qu’ils ont été archivés et ont pu influencer la rédaction des doléances individuelles. À tout le moins, ces textes constituent un contexte d’expression des contributeurs aux cahiers et, partant, une base de référence pour la catégorisation des contributions.
Le peuple, la collectivité, l’État
La lecture systématique des cahiers de Charente-Maritime met en évidence la présence, dans une soixantaine de cahiers (un sur sept environ), d’une « Motion de soutien à l’action dit des « Gilets jaunes » » portée par l’Association des Maires de France, section de la Charente-Maritime. Cette motion est le plus souvent collée au verso de la couverture ou sur la page de garde, en couleur ou en noir et blanc. C’est même le seul document du cahier pour six communes…
Le texte, validé par le bureau de l’AMF 17 réuni le jeudi 13 décembre 2018 (trois jours après l’adresse du président de la République Emmanuel Macron à la Nation décrétant l’état d’urgence économique et sociale et annonçant le grand débat).
La motion appelle à l’ouverture des cahiers de doléances et reprend les onze revendications suivantes :
- STOP à la hausse de toutes les taxes relatives aux produits et services de première nécessité : eau, électricité, gaz, alimentation et bien sûr les carburants,
- STOP au gel des salaires pour les fonctionnaires,
- Salaires, retraites et allocations (RSA, allocation handicapé…) indexés sur l’inflation,
- Suppression de la CSG pour les retraites de moins de 2000 €,
- Hausse des minimas sociaux,
- Rétablissement de l’ISF,
- Impôt sur le revenu plus progressif (plus de tranches),
- Luttons plus efficacement contre l’évasion fiscale, renforcement des contrôles fiscaux,
- Vérifions si le CICE et le CITS sont vraiment utiles à l’emploi, le supprimer ou le réduire pour les grosses entreprises (Amazon, McDo…),
- Instauration d’un référendum populaire,
- Vote blanc comptabilisé.
Liste que l’AMF 17 clos par un commentaire amer : « À cette exaspération s’est ajouté ces derniers mois un sentiment de mépris ressenti par les maires dans le discours des représentants de l’État au plus haut niveau national », en faisant allusion à la campagne #balancetonmaire, à la suppression de la taxe d’habitation et à la révision de la loi NOTRe.
Cette motion de l’AMF a été reprise à son compte par le conseil municipal de la commune de Prignac (296 hab., canton de Matha) lors de sa séance du 27 décembre 2018 et insérée en tête du cahier avec une douzième revendication ajoutée aux onze premières : « Égalité des territoires ».
D’autres listes de revendications ont circulé bien évidemment pendant toute la période du mouvement social. Ce n’est pas mon propos de les recenser mais j’en signale quelques unes du fait qu’elles sont présentes dans les cahiers (voir la transcription de trois listes sur cette page dédiée, ainsi que les deux listes présentées ci-dessous).
La première liste, chronologiquement parlant est un document élaboré par un collectif national nommé « citoyens français manifestants » et diffusé fin novembre 2018 via Facebook.
Or, et c’est la raison de sa mention ici, on trouve 64 exemplaires de ces « propositions » dans le cahier de doléances de la commune des Mathes, près de Royan. Le document se présente sur deux pages imprimées ; certaines propositions sont entourées et complétées de façon manuscrite ; la majorité sont signées et quelques-unes portent les coordonnées des pétitionnaires. À noter que ce texte n’apparaît dans aucun autre cahier du département.
Les trente-sept propositions du collectif (voir la liste complète) sont organisées autour de six thèmes :
1/ Transport-Écologie-Développement d’une transition écologique viable, réfléchie et durable :
2/ Élection-Lois-Citoyenneté : pour que la voix du citoyen soit réellement prise en compte
3/ Emploi-Entreprises : augmentation du pouvoir d’achat et revalorisation du travail
4/ Précarité
5/ Réduction du budget des comptes public
Divers sujets de société : éducation-culture-succession-santé.
Ces feuilles représentent la moitié des contributions au « registre de doléances » communal des Mathes, daté du 17 novembre 2018, date de la première manifestation nationale des GJ, donc trois semaines environ avant le lancement des « cahiers de doléances » en mairie par l’Association des maires ruraux de France (AMRF). Ainsi, on peut dire que ces pétitions ont été le support des doléances avant le lancement des cahiers qui en ont récupérés quelques-unes, de même que les cahiers ont existé avant le Grand débat national qui les a avalés (cette fois en totalité), selon une structure pyramidale : mouvement populaire puis commune puis gouvernement.
La constitution des cahiers 2018-2019 suit donc un processus inverse à celui de 1789 où l’initiative était venue du sommet de l’État avec la convocation aux États-généraux.
En 2018, la stratégie du gouvernement, face aux listes de revendications est de transformer l’expression populaire en débat. Le choix se porte sur quatre grands thèmes de débat, annoncés par le président de la République dans la Lettre aux Français du 13 janvier 2019, relayée auprès des maires par le ministre chargé des collectivités territoriales puis par les préfets. On retrouve ces courriers ça et là dans quelques cahiers.
La lettre présidentielle indique, en illustrant chacun des quatre grands thèmes retenus par des questions-types :
Le premier sujet porte sur nos impôts, nos dépenses et l’action publique.
Le deuxième sujet sur lequel nous devons prendre des décisions, c’est l’organisation de l’État et des collectivités publiques.
La transition écologique est le troisième thème, essentiel à notre avenir.
Enfin, il est évident que la période que notre pays traverse montre qu’il nous faut redonner plus de force à la démocratie et la citoyenneté.
Dans son courrier daté du 14 janvier, le préfet de Charente-Maritime cite le thème de la transition écologique en premier (même ordre des thèmes sur le site de la mission du Grand débat national). C’est sans doute un détail.
En revanche, le préfet reprend également les termes d’un tweet gouvernemental indiquant que le Grand débat national doit « permettre de témoigner, d’exprimer leurs attentes mais aussi leurs propositions de solutions ». Cette notion de témoignage est à noter et on verra qu’un certain nombre de contributions aux cahiers sont effectivement des témoignages de vie.
L’impact du Grand débat national sur les cahiers de doléances est visible (nombreuses allusions à la lettre du président et au débat lui-même) mais reste marginal dans la forme. On voit, à partir de mi-janvier 2019, quelques dizaines des contributions aux cahiers se structurer autour des quatre thématiques « officielles », sans que les contributeurs du reste y trouvent une limitation et d’autres thèmes s’imposent. On trouve également, encore moins, des questionnaires officiels du Grand débat imprimés, remplis manuscritement et insérés dans le cahier. Une seule commune (Châtelaillon) a fait le choix d’organiser son « cahier citoyen » en quatre registres, chacun reprenant les questions du questionnaire correspondant (système qui, sur le papier, s’avère peu pratique, à en juger par les enchevêtrements de réponses).
Deux documents originaux
Les contributions aux cahiers s’inspirent indubitablement des revendications du mouvement des Gilets jaunes, diffusées sous diverses formes. Toutefois, en dehors des exemples cités ci-dessus (Motion de l’AMF17 et formulaires des Mathes), les cahiers contiennent peu de listes ou de tracts se rattachant explicitement au mouvement. On en trouve deux dont la provenance n’est pas identifiée. Le premier est inséré à la fin du cahier de doléances de Saint-Jean-d’Angély (sans mention de date mais on sait que le cahier a été ouvert en mairie le 12 décembre 2018) : c’est un tract de quatre pages titré « Motions Gilets jaunes » qui exprime environ trente-cinq revendications en trois groupes :
- En matière de pouvoir d’achat et d’assainissement des dépenses publiques
- Territoire national
- Remaniement gouvernemental – assainissement des comptes public.
et qui se termine par le slogan « Moins de tralala et de blabla, plus de résultats !!! » (voir le texte intégral ici). Le second figure dans le cahier de Saint-Georges-du-Bois (intercommunalité d’Aunis-Sud) ; c’est un tract anonyme (feuille A4 agrafée dans le cahier le 10 janvier 2019) intitulé « Ce que veulent les citoyens avec le mouvement des « Gilets jaunes » » comportant une vingtaine de revendications, essentiellement sur les questions de salaires, de pouvoir d’achat et de finances publiques (voir le texte ici).
Mais deux documents spécifiques à la Charente-Maritime méritent qu’on s’y arrête.
Le premier est le formulaire élaboré par la commune du Gué d’Alleré (communauté de communes d’Aunis Atlantique) pour servir de support aux doléances des citoyens, disponible en mairie sous forme papier et diffusé également par Internet (on le voit aux décalages des lignes dans certaines impressions).
Une première partie du formulaire (élaboré avec quelles sources ?) est intitulée « Demande » et énumère quinze thématiques numérotées de 1 à 15 suivies de quelques mots ou expressions-clés pour guider le contributeur ; la seconde partie, intitulée « Propositions », reprend les quinze numéros suivis de trois lignes vierges pour développer ses revendications, avec la mention « N’hésitez pas à ajouter des feuilles ».
À noter que l’imprimé diffusé par la mairie comporte déjà le nom du mois de janvier (laissant au citoyen le soin de renseigner le quantième), ce qui montre que le cahier a été ouvert tout début janvier ; la contribution datée la plus ancienne est du 3 janvier 2019. Il est précisé que les réponses doivent parvenir à la mairie avant le 31 janvier.
Les quinze thématiques ou plutôt suggestions sont les suivantes :
- Social. Aides sociales, politique de famille, aides au logement…
- Santé et soins. Accès aux soins, qualité des soins, remboursements des soins…
- Environnement. Transition écologique, normes habitat, transport…
- Économie. Répartitions des revenus, pouvoir d’achat et de consommation des ménages, accès à l’emploi, rôle des banques…
- Fiscalité. Équité fiscale, fiscalité indirecte et directe, taxation de l’essence, des alcools, du tabac, héritage, droit de succession…
- Services publics. Préservation des services publics, égalité face aux services publics, gratuité, présence des services publics dans les territoires….
- Éducation / Formation. Effectif scolaire, l’école dans le territoire, accès à l’université et à la formation continue, à l’enseignement supérieur, coût des formations, performances…
- L’Europe. Utilité des institutions internationales, la PAC (politique agricole commune), la culture européenne…
- État et organisation de l’État. Constitution de la Ve République, rôle du président et des assemblées, les services déconcentrés dans les territoires…
- Justice. Relations avec les magistrats, équité dans les procès (divorces, résidence des enfants…), rapidité dans le traitement des dossiers…
- Relations avec les élus. Disponibilité, écoute, prise en charge des besoins, représentations efficaces…
- Collectivités territoriales. Nombre, proximité, efficacité…
- Les corps intermédiaires. Syndicats, utilité des corps intermédiaires au sein de la démocratie…
- Médias. Liberté d’expression, indépendance de la presse, rôle social des journalistes…
- Jeunesse. Participation aux débats, prise en compte des besoins des jeunes, association débat public…
Le « Cahier expressif et revendicatif citoyen » du Gué d’Alleré recueillera une vingtaine de contributions sous cette forme. Les réponses sont manuscrites ou dactylographiées, sur le formulaire ou sur une feuille blanche, ne répondant qu’à quelques thèmes souvent et en respectant plus ou moins leurs numéros.
Le second émane de l’association « La Parole citoyenne saintaise », déclarée à la sous-préfecture de Saintes le 7 janvier 2019, avec pour objet : « prendre ou soutenir, sur le plan local, régional, national et international, des initiatives politiques, économiques, sociales, culturelles et autres, pouvant contribuer au respect et à la dignité des personnes, à la coopération, à la solidarité et à l’équité ». L’association, très active en janvier et février 2019, se déclare sympathisante du mouvement des Gilets jaunes et s’efforce de rencontrer tant des « Gilets jaunes » que des maires. Le tract de La parole citoyenne saintaise apparaît dans les cahiers de douze communes différentes, réparties dans toute la Saintonge, et on peut voir sur le blog de cette association que ses militants ont rencontré les maires de bien d’autres communes.
Avec un logo en forme de gilet jaune entouré du slogan « Je soutiens les Gilets jaunes », le texte du document est le suivant :
Madame, Monsieur
Sympathisants et défenseurs du mouvement « LES GILETS JAUNES »
Tous les citoyens ambitionnent une amélioration du quotidien et une revalorisation du pouvoir d’achat. « LES GILETS JAUNES » en action pacifiste partout en France depuis le 17 novembre 2018 contre les mesures discriminatoires du Président de la République Emmanuel Macron et de son Gouvernement, expriment LA contestation populaire apolitique et générale ne visant que l’amélioration du niveau de vie des « recalés » de la Société :
- Le SMIC n’a pas augmenté de façon significative
- La CSG n’a pas été supprimée pour l’ensemble des retraités
- Les retraites n’ont pas été indexées sur l’augmentation du coût de la vie
- Les taxes n’ont pas été abaissées, la TVA n’est toujours pas supprimée pour les produits familiaux et de première nécessité
- L’ISF n’a pas été rétabli, la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales ne sont pas dans les priorités gouvernementales
- La remise en cause du Sénat et le nombre des Députés ne sont pas effectifs
- Le RIC n’est toujours pas mis en œuvre
- Le train de vie de la Présidence de la République et de l’État n’a pas diminué
- La baisse des avantages et salaires des Ministres, Secrétaires d’État, Sénateurs, Députés… promise par le candidat Macron n’est pas encore mise en œuvre
- La réduction du nombre des Ministres, des Secrétaires d’État et du Personnel ministériel n’est toujours pas d’actualité alors que des suppressions de postes dans la fonction publique ne cessent d’exister (hôpital, écoles, crèches…)
- La présence obligatoire des élus à l’Assemblée nationale n’est pas votée
- L’aide aux handicapés n’est pas encore à l’étude
- Le vote blanc n’est pas pris en compte comme suffrage contestataire exprimé…
- … la liste n’est pas exhaustive !
Suivent les informations pour contacter et adhérer à l’association.
Les thèmes recoupent la motion de l’AMF 17 (voir ci-dessus), avec quelques thèmes supplémentaires concernant comme le train de vie de l’État ou la présence obligatoire à l’Assemblée nationale. Ce qui frappe surtout dans la rédaction de ce tract, c’est la formulation systématiquement négative (« n’est pas supprimé », « n’a pas augmenté », « n’est pas encore mis en œuvre », « n’est pas pris en compte », etc.) au lieu du ton revendicatif habituel. Comment faut-il interpréter ce style ? Une impatience timide ? Un constat froid pour faire réagir ?
Ces éléments de contexte des contributions aux cahiers laissent voir, en bosse et en creux, la place spécifique qu’occupent les cahiers de doléances / cahiers citoyens dans l’ensemble du mouvement social et de l’action gouvernementale qui tente d’y répondre.
Début décembre, il s’agit, pour les représentants des collectivités territoriales, de canaliser l’expression populaire autour d’une notion qui reste un repère pour de nombreux Français : le territoire communal.
Mi-février, comme on le verra dans un prochain billet, les contributions ont tendance à s’allonger, avec des arguments plus développés pour le débat.
Prévus pour être présentés aux parlementaires, comme en 1789, les cahiers changent doucement de cap et viennent, deux mois et demi plus tard, se ranger dans le matériau du Grand débat national, derrière les contributions en ligne dont ils vont tant bien que mal suivre le traitement automatisé et déterritorialisé.
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Une question naïve en passant : ces documents (listes prédéfinies, courriers officiels) ont parfois été numérisés avec les pages du cahier, parfois non ; dans le cas où elles l’ont été, faut-il penser que la nature du document a été détectée et le document marginalisé, ou que leur contenu a été également passé à la moulinette informatique pour être injecté, sous forme de mots et de propositions, dans la base de données compilant l’expression des Français ? Comment ont été traitées les listes cochées ou soulignées ?