Il était une fois, il y a très longtemps, en l’an 2018 de notre ère, après une période de couvée d’injustice sociale réelle et ressentie, on vit éclore dans les communes de France de nombreux petits cahiers de papier remplis de doléances et de revendications.
Éparpillés dans la nature, les petits cahiers s’agitaient de tous côtés, à la recherche d’une maman compréhensive…
Le grand chef décida alors d’organiser un événement pour faire entrer les petits cahiers dans une grande ronde avec d’autres doléances et revendications venues des ordinateurs et des smartphones. Mais les vilains petits cahiers furent vite rejetés à cause de leur physique différent. Ils étaient moqués par leurs camarades numériques qui se pavanaient sur une plateforme créée tout exprès pour eux. Sur cette plateforme, appelée granddebat.fr, on pouvait consulter en un clic des commentaires, des questions, des comptes rendus. Les cahiers, eux, restaient à l’écart. On leur a plus ou moins fait comprendre qu’ils ne pouvaient pas monter sur la grande plateforme parce qu’ils avaient trop de défauts : pas le bon support, pas le bon format, inconnus au bataillon, hors norme, hors sujet, trop compliqués, trop de noms et de prénoms… Bref, à défaut de clic, ils eurent droit à une grande claque !
Et ce n’est pas tout. Même en coulisses, ils furent méprisés et maltraités : enlevés à leur famille papier, déshabillés et allongés sur une surface froide, aveuglés par de violentes lumières, rognés, jetés dans un grand chaudron, déformés pour leur faire dire ce qu’ils ne disent pas ou tout simplement rendus muets et marginalisés comme des inutiles.
Comment se débarrasser des vilains petits cahiers ?
Leur statut d’archives publiques les a conduits à passer dès avril 2019 la porte des Archives départementales, symbole de préservation pour les uns, enterrement de première classe pour les autres.
Au milieu de ces visions contradictoires, les vilains petits cahiers, serrés les uns contre les autres pour se tenir chaud en attendant le printemps, se demandaient toujours pourquoi on ne les aimait pas. Culpabilisés d’un côté par des traitements archivistiques et une application de la communicabilité des archives publiques anormalement hétérogènes (parfois comme si leur caractère national n’existait plus… ou comme si la loi sur les archives n’existait pas…). En butte, de l’autre côté à une large méconnaissance du fonctionnement des archives publiques et des archives tout court car les archives ne parlent pas spontanément, il faut d’abord les observer et leur tendre la main, autrement dit les apprivoiser, avant qu’elles acceptent de dire tout ce qu’elles savent.
Pourtant, il y eut quelques tentatives pour éviter cette situation. Côté archives, par exemple, la démarche de communication des Archives départementales du Pas-de-Calais fut exemplaire, dès avril 2019, mais sans intéresser grand monde… Côté société, une association militante s’insurgea et s’écria « Rendez les doléances ! », ambitionnant de donner accès aux reproductions des cahiers à partir d’une carte des départements sur laquelle on pourrait cliquer pour accéder aux textes, mais, totalement dépourvue de méthodologie, l’initiative fit long feu.
Puis le silence s’installa. Les vilains petits cahiers prirent leur mal en patience.
Après quelques années pendant lesquelles les efforts de diverses personnes bienveillantes qui, sans forcément se connaître, ont évité ici, là ou ailleurs, de les faire oublier totalement, l’intérêt pour les vilains petits cahiers refait surface. Diverses réalisations au sujet des cahiers de doléances/cahiers citoyens (film, colloque, article de revue, page web, motion, interview…) trouvent aujourd’hui un meilleur écho dans les médias. Avec le temps, les choses changent. Toujours. Mais sont-ce les cahiers qui ont changé ? Ou bien est-ce le regard que l’on porte sur eux ?
Enfin, comme dans le conte d’Andersen, les vilains petits cahiers finirent par se faire respecter et devinrent plus beaux que jamais…
Euh… j’anticipe sans doute un peu la conclusion.