Regardez attentivement cette image. Que voyez-vous ?
Un registre vierge ouvert en son milieu, illustrant la page « santé-social » de la boutique en ligne de Berger-Levrault éditeur depuis le dix-septième siècle, maître incontesté du registre coté et paraphé de l’ère de l’administration napoléonienne, aujourd’hui 1er éditeur multicanal européen, et 10e éditeur de logiciels français.
Plus précisément (bien que la photo ne soit pas très lisible) il s’agit d’un registre pré-imprimé pour l’enregistrement chronologique des interventions chirurgicales ou obstétricales, registre que doit remplir l’infirmière ou la sage-femme de salle. Peu importe, cela n’a aucune importance ici. L’intérêt de cette image réside dans le nombre 119 que vous avez bien sûr remarqué dans les deux coins supérieurs de l’image, ou plutôt du registre.
Pourquoi 119 ? Pourquoi pas 2, 13 ou 78 ?
Est-ce parce que 119 est la somme de cinq nombres premiers consécutifs ? Est-ce un clin d’œil au numéro d’appel gratuit 119, consacré au signalement des enfants maltraités, histoire de conjurer le mauvais sort pour les enfants dont les noms seront consignés dans ce registre ? Peu importe, cela n’a aucune importance dans cette affaire. Ce qui fait que cette image est remarquable est la répétition du même nombre à droite et à gauche. Il y a là dedans quelque chose de bizarre qui m’a sauté aux yeux comme un caillou dans un plat de lentilles.
Traditionnellement, ce que l’on cote, dans un registre, ce sont les folios, le folio désignant la feuille de papier prise dans la reliure, avec ses deux faces, le recto et son verso, correspondant à deux pages d’écriture. Chaque folio reçoit logiquement un numéro, de 1 à N, au recto, et le verso porte le même numéro assorti d’un petit « v° » pour « verso » : 1, 1 v°, 2, 2 v°, 3, 3 v°, etc. La raison d’être de cette numérotation est de vérifier, le cas échéant, qu’un folio n’a pas été arraché, ce qui provoquerait un trou dans la numérotation et donc entamerait l’intégrité du registre.
Pour les livres imprimés, contrairement aux registres, la coutume veut que l’on numérote les pages et non les folios : 1, 2, 3, etc.
Les deux 119 ci-dessus ne se rattachent ni à la cotation des registres ni à la numérotation des pages d’un livre. C’est un mixte, une hybridation entre la cotation des folios et la numérotation des pages, l’émergence d’une nouvelle pratique qui ne dit pas clairement son utilité, un changement gratuit (c’est vrai qu’avec tout ce qu’on paie déjà, un peu de gratuit est tentant…). Est-ce délibéré ? Sans doute que non. Faut-il y voir une influence du numérique qui ne connaît pas le verso (il n’y a rien derrière l’écran !) ? Peut-être…
Rassurons-nous, le recto-verso n’est pas perdu pour tout le monde. Il semble qu’il connaisse une nouvelle carrière dans la gastronomie. En effet, plusieurs restaurants portent ce nom, allusion sans doute aux deux côtés de la tartine. Mais alors : le beurre correspond-il au recto et la confiture au verso ? Ou l’inverse ?
Je pense qu’il s’agit d’un skeuomorphisme ! En gros, aux débuts de l’ère numérique, il fallait utiliser des analogies venant du monde physique pour aider les gens à la transition. Exemple : dans tous les programmes, le bouton « disquette » veut dire sauvegarder. Mais parmi les générations plus jeunes, qui connaissent le bouton et sa fonction, combien ont déjà vu où savent ce qu’est une disquette ? (La page anglaise de wiki montre quelques autres exemples : http://en.wikipedia.org/wiki/Skeuomorph).
Ici la situation est similaire. C’est un document numérique, donc il n’y a aucun besoin de montrer la reliure, ou les feuilles qui apparaissent de chaque côté pour donner de l’épaisseur au document. S’il s’agit effectivement d’un document en format oblong qui a été « numérisé », je pense que la « traduction » vers le numérique a été mal faite. Si le graphisme de la reliure n’était pas présent, il s’agirait d’une seule page, et donc le double 119 ne serait pas nécessaire pour préciser qu’il s’agit d’une même page.
Merci Florian, tu ouvres là un chemin bien peu fréquenté dans l’étude de la transition du monde papier au monde numérique. Ton interprétation de ce double 119 me semble très vraisemblable : on a pris un élément du passé et on l’a réutilisé (en passant, la composante design laisse à désirer…) dans un environnement largement électronique. En revanche, il ne s’agit pas d’un document numérique : l’image du billet est la photo commerciale d’un produit, en l’occurrence un registre papier pré-imprimé, d’un éditeur de registres administratifs.
En fait il s’agit bien d’un folio sur une double page, pratique assez courante dans ce genre de registre hospitalier. En effet une lecture attentive des têtes de colonne (bien dans sur l’image elles soient illisibles) montre qu’elles sont différentes et que l’inscription concernant un(e) patient(e) sera inscrite en fait sur deux lignes et sur les deux pages.
Il est probable (mais je n’en ait aucune certitude documentée, si ce n’est certains anciens registres des archives de l’hôpital dont je m’occupe) que cette double page était initialement une page unique d’un registre en format oblong, malaisé à manipuler et que l’éditeur aura trouvé plus simple de « redresser » en un format un peut plus normal à défaut d’être normalisé.
On retrouve également cette disposition dans des livres de comptes possédant de nombreuses colonnes pour imputation dans les diverses rubriques comptables.
Nous sommes donc face à un recto-recto !!!
Je persiste et signe dans l’affirmation que 119 ne correspond dans cette image ni à un folio ni à une page, si l’on s’en tient aux définitions traditionnelles de ces mots évidemment. Les usages sont parfois fantaisistes, et inventifs, soit, mais cela ne change pas le constat de principe.
Ici le 119 désigne un « espace d’écriture » correspondant à deux pages, la première étant le verso d’un folio (ou feuillet) et la seconde le recto d’un autre feuillet (ou folio). J’aimerais bien voir la première page de ce registre pour voir ce qui est écrit en haut à droite…
Laissons, peut-être, notre imagination créer cette nécessaire première page, et ayant également une pensée pour la dernière page, qui, doit exister… comme la première !