Se promener, voyager incognito… Voilà un plaisir qui n’est pas donné à tout le monde car pour ne pas être reconnu, il faut d’abord être connu, jouir d’une certaine célébrité.
L’incognito a donc peu à voir avec la notion de pseudonyme fort en vogue à l’heure des réseaux sociaux. Le pseudonyme permet d’agir publiquement sans avoir à décliner son identité ; l’incognito permet d’exercer une activité que la notoriété interdit ou empêche de faire, soit parce que les contraintes protocolaires l’exclut, soit parce que le fait d’être reconnu par autrui empêcherait de le faire normalement, tranquillement, ou les deux.
Il existe une longue tradition du déplacement incognito chez les souverains : le sultan Haroun al Rachid aimait, dit-on, à se déguiser en mendiant pour aller tâter le pouls de ses paysans dans les alentours de Bagdad ; Victor Hugo montre dans Notre-Dame de Paris le roi Louis XI sous les traits d’un bourgeois de Tours qui visite avec une grande attention l’atelier d’alchimiste de Claude Frollo ; le tsar Pierre le Grand fit à la fin du XVIIe siècle un voyage incognito dans plusieurs pays d’Europe afin d’y étudier les sciences et les techniques.
La coutume veut que si on reconnaît le haut personnage, on doit avoir l’élégance de ne pas le dire, même si on peut le laisser entendre, créant ainsi une complicité agréable à tous. L’exclamation de Drouet reconnaissant sous son déguisement le roi Louis XVI à Sainte-Menehould ne relève pas de la même démarche : le roi s’était travesti pour fuir son pays et non pour échapper ponctuellement au protocole.
La photographie, la presse, la télévision, en popularisant les visages des grands de ce monde, ont rendu l’aventure plus aléatoire, quoique le comportement puisse trahir davantage que les traits physiques ; il n’est pas donné à tout le monde de parler et d’avoir l’attitude d’une personne ordinaire…
Avec les technologies numériques, l’exercice est encore plus difficile à mettre en œuvre, ou du moins le périmètre d’intervention se trouve réduit. On imagine mal un chef d’État européen prenant l’avion pour aller se promener incognito à Manhattan ; ce serait là une course d’obstacles qui ôterait tout plaisir à l’entreprise.
Dans un environnement plus restreint, il y a encore quelques possibilités mais sont-elles exploitées par les candidats potentiels ?
En avril dernier, la presse internationale a relayé ce reportage d’un journal de Hong-Kong : le président chinois, Xi Jinping, accompagné d’un acolyte, aurait pris un taxi pékinois incognito et aurait, pendant une course d’environ vingt-cinq minutes, discuté avec le chauffeur des problèmes de pollution atmosphérique. Enfin, les dirigeants écoutent le peuple ! Les autorités chinoises ont apporté un démenti formel. Un détail plaide en faveur de la farce par son invraisemblance : à la question du chauffeur « Vous a-t-on déjà dit que vous ressemblez beaucoup au secrétaire général Xi? », le voyageur aurait répondu « Vous êtes le premier à m’avoir reconnu ».
Il n’empêche que l’aventure, vraie ou fausse, a causé un émoi certain sur Internet qui apprécie toujours le sensationnel. Voilà un type d’opération de promotion assez tentant pour les sosies…
Reste à savoir si cette raréfaction de l’incognito est seulement une affaire de technologie ou si les temps ont changé. Combien de présidents ont aujourd’hui le secret désir de se déguiser pour aller incognito respirer les effluves du métro aux heures de pointe afin de mieux comprendre leur peuple, ou travailler dans une association humanitaire pour voir comment ça marche vraiment ?
Bien sûr, l’incognito réussi ne laisse pas de traces, pas d’archives officielles. Mais il y aura des mémoires, un journal intime, des témoignages de proches mis dans la confidence voire complices.