Encore un ustensile de cuisine dont on peut transposer l’utilisation au monde de la gestion de l’information et de l’archivage.
À quoi sert une écumoire ? À deux opérations bien distinctes. La première, qui donne son nom à l’instrument, consiste à retirer d’un tout qui mijote l’écume, c’est-à-dire la mousse blanchâtre, grisâtre, jaunâtre qui se forme lors de la cuisson et monte à la surface, pour s’en débarrasser comme d’une matière indésirable. La seconde opération vise à pêcher dans le flou du bouillon les morceaux que l’on veut servir ou accommoder dans un plat. Le pot-au-feu illustre fort bien les deux utilisations.
Grande amatrice de pot-au-feu, je me suis inspirée de la seconde opération pour nommer une des techniques que j’utilise pour « mater » un pot-au-feu documentaire, une potée archivale, un bouillon d’information, autrement dit un empilement déliquescent de 10000 boîtes d’archives dans une cave ou un méli-mélo de 10000 fichiers numériques imbitables dans un serveur, le tout formant un mélange où il y a à boire et à manger, précisément.
La technique de l’écumoire s’oppose à la technique du chapelet. Au lieu d’égrener de manière linéaire, comme les grains d’un chapelet, chaque élément du tout à contrôler, au lieu de traiter toutes les boîtes une par une depuis la première étagère jusqu’à la dernière, ou tous les fichiers un par un depuis la lettre A jusqu’à la lettre Z – genre vider le faitout du pot-au-feu à la petite cuiller jusqu’à voir affleurer le morceau de viande… – le procédé consiste à activer une écumoire virtuelle propre à mettre en évidence les morceaux essentiels qui formeront la base du plat à servir, à savoir une architecture de documents ou de données qui a du sens.
La technique de l’écumoire est typiquement une technique archivistique. L’archivistique est en effet l’art de structurer les masses de documents et de données créés par les activités humaines et déposés machinalement dans de grandes marmites qui débordent d’autant plus vite que le rythme des actions engageantes et des traces qu’elles laissent s’accélère. L’écumoire est l’instrument indispensable à l’identification des morceaux consistants (les séries récurrentes) ou des morceaux de choix (les documents vitaux, sorte d’os à moelle de la mémoire d’entreprise). On ne peut laisser la marmite cuire et recuire les ingrédients sans gérer le projet de pot-au-feu ni contrôler le processus de cuisson, sauf à ne retrouver que de la bouillie pour le chat ; or, c’est ce qui ne manquera pas d’arriver si le morceau de gîte ou la queue de bœuf finit par se décomposer en particules de muscles longs mêlées aux fibres de poireaux et à la purée de panais. Beurk !
De ce point de vue, l’archivistique s’oppose à la diplomatique dont la finalité est de donner une méthode d’analyse critique de chaque document, en s’appuyant sur une connaissance des règles et des pratiques (par exemple, les connaissances et le raisonnement qui permettront d’affirmer : le bœuf dont est tiré ce paleron n’a pas connu les pâturages du Limousin ! Ou encore : désolé, mais cette queue de bœuf est une queue de cheval….).
La différence entre le vrac documentaire et le pot-au-feu est que ce qui reste du traitement d’un vrac d’archives au fond de la cave ou du serveur n’est bon qu’à jeter, alors que le bouillon de pot-au-feu, avec une poignée de vermicelle et deux pichenettes de vin rouge (chabrot), c’est bon ! L’archivistique à encore beaucoup à apprendre de la cuisine…