On nous rebat les oreilles avec la croissance : « La croissance en France a atteint 1,1% en France en 2015, selon les chiffres publiés par l’Insee » ; « Après des années de décélération, la croissance des ventes en ligne accélère à nouveau depuis près d’un an » ; « 35 Zettaoctets en 2020. C’est le volume des données qui devra être stocké à cette échéance soit une croissance moyenne par an de 45 % par rapport au 1,2 Zo de la fin de 2010 ».
Pour ma part, je me contente d’observer scientifiquement le phénomène de la croissance des données, des documents et des archives.
Car la croissance est un phénomène, naturel ou humain, et non une fin en soi.
Quand on considère la totalité des archives (accumulation des traces de l’activité humaine depuis l’invention de l’écriture qui permet de produire sciemment des traces), on peut être effrayé de l’accroissement des volumes stockés et surtout de l’accélération du rythme de cette croissance depuis quelques décennies. Il y a trente ans déjà, Michel Melot soulignait le vertige qui peut saisir le bibliothécaire face à la masse de documents engrangés, prenant l’exemple des monceaux d’affiches publicitaires conservées à titre patrimonial.
On parle de croissance exponentielle mais si le terme est évocateur dans le langage courant, il n’est vraisemblablement pas rigoureux pour les archives dans la mesure où les archives sont une matière physico-intellectuelle bien difficile à mesurer. Certes, les services d’archives établissent annuellement des statistiques relatives aux accroissements des collections mais si on essaie de dégager des taux de croissance, on se rend compte que les termes de la comparaison sont souvent de natures hétérogènes : ce ne sont pas tout à fait des torchons et des serviettes que l’on compare mais des flux avec des stocks, des boîtes avec des documents, des actes avec des pages, des informations et des octets, des originaux et des copies…
Et puis, que conclure de ces chiffres ? Est-ce beaucoup ? Est-ce trop peu ? Quelle est la référence ? Existe-t-il un modèle auquel on pourrait valablement se reporter ? Peu importe, les chiffres augmentent et on s’en félicite.
Cette griserie collective de la croissance des archives pourrait laisser croire que la qualité des archives est corrélée à leur quantité… Si la connaissance historique était indexée sur la masse des archives, on pourrait penser que plus les archives d’une société sont volumineuses, plus sa population connaît l’histoire. À voir et écouter l’actualité, on a plutôt, hélas, le sentiment du contraire tant l’histoire, ancienne ou récente, est ignorée de notre énarchie and Co.
Je reprends un exemple concret et fiable que j’ai déjà commenté il y a quelques années mais qui continue de me turlupiner. Dans son rapport de 2011 sur l’avenir des Archives de France, le conseiller d’État Maurice Quénet, cite quelques chiffres sur la collecte des archives des cabinets des ministres français de la Défense : 20,8 mètres linéaires pour le cabinet d’Alain Richard (1997-2002), 70 ml pour celui de Michèle Alliot-Marie (2002-2007). En un quinquennat, le taux de croissance de ces archives est de 335 % ! So what ?
Je serais curieuse de savoir ce que représenteront au printemps 2017, dix ans après le départ de Michèle Alliot-Marie, les archives papier du cabinet de Jean-Yves Le Drian pour le quinquennat en cours. La projection du taux énoncé plus haut conclut à 784 mètres linéaires de dossiers… Une bonne trouée dans la forêt de Brocéliande !
Mais, me diront certains, ce discours est complètement périmé avec le numérique car les volumes de données ne sont plus un problème, ça tient dans une petite puce et les moteurs de recherche retrouvent tout. Qu’ils se détrompent car autant qu’on puisse l’observer à ce jour, avec le numérique, c’est pareil. Et en plus, c’est pire !