Il y a les gens qui n’ont jamais froid, ni aux yeux ni ailleurs.
Il y a les gens qui craignent le froid et se couvrent en conséquence.
Et il y a les gens qui croient qu’ils risquent d’avoir froid et qui s’équipent de bonnets et cache-nez en plein été, pour se prémunir contre l’idée du froid. Au propre et au figuré. Ce qui donne l’expression :Dans le monde de l’information, on distingue la frilosité archivale active et frilosité archivale passive.
La frilosité archivale active (FAA) désigne un comportement compulsif face aux documents. Je produis, je reçois, je manipule, je vois passer : je garde, je classe, j’archive. Sans discrimination. J’archive pour archiver, c’est ma seconde nature. Je me tricote jour après jour une épaisse couverture de mille et un documents qui me procure une chaleur mémorielle confortable grâce à laquelle je pourrai affronter le vent frais de l’oubli. J’emmagasine systématiquement pour être sûr d’avoir toujours tout ce dont j’ai besoin : un fichier à l’endroit, une feuille à l’envers, les validés et les inachevés, les annulés et les remplacés, les scannés et les imprimés, les zippés et les agrafés. Tout est bon qui se laisse archiver. La masse rassure…
On note que la FAA a pour conséquence l’infobésité, en général un enveloppement informationnel bien réparti mais néanmoins fâcheux.
La frilosité archivale passive (FAP) renvoie à l’immobilisme devant les masses documentaires périmées qui ne demandent qu’à disparaître. On la rencontre surtout chez certains supérieurs hiérarchiques. Elle ne se manifeste pas lors de la production des documents mais longtemps après, face aux masses documentaires insondables, sédimentées au cours des années, amenées là par des gens qu’on n’a pas connus et dont on n’a pas envie d’assumer l’héritage. N’est-il pas dangereux d’endosser la responsabilité de détruire des archives ? Et si on allait éliminer quelque chose d’important, quelque chose qui pourrait servir ? Par exemple, dans le service de Madame Lechef, il y a quinze mètres linéaires de notes de frais des collaborateurs des années 1980 qui moisissent dans le petit bureau du fond qui pourrait être réaménagé. Tout le monde dit qu’il faut vider le local et benner ces vieux trucs ; il suffit que Madame Lechef signe l’ordre de destruction. Mais Madame Lechef, elle n’était pas là en 1980 ; pourquoi signerait-elle ? Après tout, on ne sait pas ce qui se cache dans ces boîtes d’archives… Il y a peut-être un loup ? Garou, de surcroît? Cette simple pensée lui fait froid dans le dos, pauvre Madame Lechef !
La FAP provoque également l’infobésité, mais plutôt sous la forme d’excroissances collectives malsaines.
Ce billet fait partie d’un triplet: Frilosité – Fébrilité – Fragilité
Lot quotidien de l’archiviste, en tout cas c’est le mien, face à des FAA et FAP qui ne veulent pas dans certain cas transmettre aux archives les documents « archivables » : le FAA : « et si j’en ai besoin, c’est des documents trop importants pour les transmettre dans un « lieu sécurisé »(Si, si, je vous l’assure c’est dit comme ça!); on a ainsi des registres de conseil d’administration ou d’assemblée générale dans une armoire au fond du couloir au vu et à la portée de tout le monde….
L’individu atteint de FAA garde, classe, archive sans discrimination. Il conserve, certes, mais archive-il vraiment ? Si on reprend la racine grecque du mot archives qui sont les arkhéïa, les actes du pouvoir, ce sens originel n’induit-il pas que le geste d’archiver ne devrait concerner « naturellement » que des actes importants, ayant une valeur certaine ? Ainsi, si tous les documents sont conservés, alors aucun n’est archivé ? Est-ce que tout archiver, c’est encore de l’archivage ? Frilosité conservale ou frilosité archivale ?
Je dirais que c’est la même chose. Les machins sont stockés, ils ne sont pas vraiment conservés ; disons que les papiers s’auto-conservent plus ou moins mais les fichiers électroniques, non. Et pas de sécurité non plus. Donc, ni véritable archivage ni conservation digne de ce nom ; juste une illustration d’attitudes extrêmes, du comportement compulsif à la phobie, appliquée aux archives qui ne sont hélas pas les seules causes de frilosité…