Aujourd’hui on est stigmatisé quand on fume du tabac, qui abime le corps. Mais on est encouragé à se shooter aux GAFAM, qui abiment l’esprit.
Les GAFAM sont là. Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
Ils font partie du paysage, ou plutôt ils se fondent dans le paysage. Ils font partie du quotidien, comme les panneaux de la circulation, les champs de maïs, les rayons du supermarché, les cailloux dans la chaussure, les autobus, les autoroutes, les autotests…
Le développement des petites entreprises de Palo Alto and Co ont fait leur grand chemin. Elles sont devenues planétaires et tentaculaires. Au point que les inventeurs de l’Internet ne reconnaissent plus leur création et soulignent aujourd’hui ses dérives (notamment Tim Berner Lee en 2019). Et que les articles qui dénoncent la mainmise des géants du Web sur la vie des Terriens se multiplient. Par exemple:
« Les GAFA au bord du gouffre de la haine« , Jean-Marc Vittori (Les Echos, juillet 2019)
« Les GAFAM sont comparables aux grandes propriétés qui ont bouleversé l’équilibre social de la Rome antique« , Philippe Fabry (Le Figaro, avril 2020)
« Données personnelles : ce que les Gafam savent sur vous« , Léonor Lumineau (Capital, janvier 2021)
« Les Gafa ont opéré un coup d’État numérique« , Shoshana Zuboff (Courrier international, mars 2021, article original dans le New York Times: The Coup We Are Note Talking About)
« Infographie : des GAFA plus puissants que jamais« , Alexandre Piquard (Le Monde, mars 2022)
Le constat, sans appel, est que la très grande majorité de la population est accro aux GAFAM.
J’ai moi aussi cédé un temps aux voies mielleuses des sirènes gafamiques. Mais heureusement, tel Ulysse, je me suis mis des bouchons dans les oreilles pour de pas trop dévier de mon cap (l’esprit libre, ou encore mens sana in copore sano).
Google, pour commencer par le commencement. C’est formidable, séduisant, efficace. Je parle du moteur de recherche et de sa surpuissance. Évidemment, j’ai testé les concurrents qui ne sont pas si mauvais et qu’il faut encourager (vive la diversité) mais j’avoue céder régulièrement un numéro 1 de la recherche par souci d’efficacité. Mais ce n’est pas tous les jours.
La messagerie Gmail est un sujet à part entière dont on parle beaucoup moins. Que l’accès aux données publiques d’Internet soit canalisé par Google est une chose. Que les échanges privés que sont les messages électroniques soient majoritairement hébergés par Google en est une autre. Par exemple, j’ai observé depuis plusieurs années que si 100% de mes collègues à l’université ont une adresse @université, 50% de mes collègues à l’université (les mêmes donc) utilisent au quotidien une adresse perso @gmail, même pour parler des difficultés d’un étudiant ou de sujets délicats concernant la vie professionnelle. Et quand je signale cela, dans une conversation entre collègues ou dans un colloque, mes propos n’ont quasiment aucun écho. Comme si je parlais d’un sujet tout à fait banal. Tant pis, j’en parle quand même. Je refuse quant à moi à utiliser Gmail, quoi qu’il m’en coûte (problème d’accès aux contenus de certains liens).
Apple. Je ne peux en dire grand-chose car malgré mes initiales qui me prédestinaient sans doute à utiliser un Mac plutôt qu’un PC, je ne connais Apple que très peu et surtout de l’extérieur. Apple m’a toujours fait penser à une secte et Steve Jobs à un gourou. Ce qui ne m’empêche pas de discuter avec des adeptes appeliens-liennes, par curiosité et par amitié.
Facebook. Le réseau « historique » vieillit et ne séduit plus la jeunesse mais il y a WhatsApp, et le métavers qui vient. Là, mon expérience directe est encore plus limitée que pour Apple car je n’ai jamais eu de compte Facebook. Je n’ai d’ailleurs jamais été tentée d’en créer un et tant mieux (cela m’a évité de le supprimer). J’ai tout de même lu attentivement les CGU de Facebook en 2013: l’imbroglio que j’y ai lu a fonctionné comme un répulsif.
Il y a des gens qui ont résisté un temps puis fini par céder et ouvrir leur compte, avant d’être horrifiés par cet outil addictif (bien pire que de fumer un cigare de temps en temps). Je m’amuse surtout de lire les déclarations d’influenceurs qui ont atteints quelques dizaines de milliers de followers et qui, soudain réveillés et dégoûtés de la vanité de la chose, ferment tout et s’en vont élever leurs chèvres dans un hameau reculé d’Auvergne ou de Franche-Comté.
La place de Facebook dans la vie publique est impressionnante. Je me suis émue récemment de la mainmise de Facebook sur la communication des mairies. Mais ce n’est rien à côté des sites officiels (DGFiP en tête) qui vous invitent à les retrouver sur Facebook. On est tellement incité à tout bout de champ à présenter son « pass Facebook » qu’il faut vraiment le vouloir pour ne pas « signer ».
Amazon. L’entreprise en impose. C’est tentant, of course. Pour ma part, j’avoue avoir été séduite par les services proposés par Amazon en 2013: je cherchais un livre assez rare, Amazon me le dépose dans ma boîte aux lettres dans les 48 h. Cool! J’ai pratiqué quelques mois avant d’être dégrisée par un lot de notifications très déplaisantes (je n’avais peut-être pas donné au système assez de données personnelles pour avoir des notifications mieux ciblées…); il m’est tout d’un coup apparu que Big Amazon avait les yeux fixés sur moi, sans être vraiment mon frère… Sensation d’intrusion, voire d’agression. J’ai stoppé net, sans difficulté (je reconnais ne pas avoir été harcelée par la suite, c’est bien) et je me suis organisée autrement; il faut un peu de patiente et un peu d’imagination mais on arrive globalement au même résultat. Depuis, Amazon n’est pour moi qu’une réalité lointaine, un joli logo sur des cartons qui traînent ça et un sujet d’actualité économico-sociale parmi d’autres. Prouesse d’Amazon rime avec paresse du client. Tristesse.
Microsoft. Là, j’avoue, je pratique. Parce que, sauf à se retirer du monde, on doit composer avec les outils de la société. J’ai donc choisi le M que l’on ajoute aujourd’hui à GAFA, avec un usage modéré et, j’espère, maîtrisé. Refuser toute compagnie de l’Internet, ce serait comme refuser d’emprunter les routes asphaltées pour se déplacer (après avoir contribuer par ses impôts à payer le macadam). Cela limiterait sensiblement l’interaction sociale, professionnelle, familiale. J’ai observé depuis trente ans la force tranquille de l’entreprise de Bill Gates, jusqu’à devenir le fournisseur dominant dans un très grand nombre d’organisations, ce qui rend vains de nombreux projets d’équipement logiciel diversifié car il faut être Microsoft compatible, autrement dit tout Microsoft ou presque. Le choix peut être cornélien. On le fait, ou non. Et puis Microsoft, c’est aussi LinkedIn que j’utilise quotidiennement, pour dénoncer les travers et les contradictions de notre société de l’information.
Je parle des GAFAM mais il y a aussi Twitter, les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber), les réseaux chinois, etc.
Clairement, Internet n’a pas tenu ses promesses. Ou plutôt – car Internet n’est rien d’autre que ce que les humains en ont fait – certains en ont laissé d’autres accaparer la merveilleuse technologie.
Mais mon propos n’est pas de critiquer la liberté de tout un chacun de fréquenter les GAFAM, d’y consacrer son temps, de les adorer, de leur donner toutes ses données, voire de se faire e-tondre en chantant. Comme dit la chanson, chacun fait fait fait ce qui lui plaît plaît plaît.
La question est celle de la cohérence du comportement des internautes. Car on ne peut valablement dénoncer la stratégie monopolistique de ces entreprises internationales de l’Internet et se complaire en offrandes quotidiennes aux nouveaux dieux de l’information, ces compagnies plus puissantes que les États et qui, de surcroît se moquent de la vie des gens comme de leur première chemise.
Des adeptes de la souveraineté politique échangent sur WhatsApp qui est la propriété de Meta (plus connu sous le nom de Facebook) avec une vague conscience d’alimenter les GAFAM mais, tout de même, c’est pratique, pour voir les photos des enfants, les blagues, les amis, et tutti quanti.
Parmi ceux qui manifestent contre le pouvoir en place et pour plus de justice économique et sociale, par exemple les Gilets Jaunes, certains se regroupent sur Facebook pour discuter et s’organiser.
Etc.
Il y a là une contradiction.
À quoi tient cette contradiction?
À l’ignorance? Les gens n’ont pas conscience d’alimenter le système qu’ils dénoncent par ailleurs? Alors, il est grand temps de se former. Internet, si tendancieux soit-il devenu, offre quand même pas mal de sources pertinentes à l’internaute un tant soit peu curieux. Et tant pis si, pour la formation à l’environnement numérique, les pouvoirs publics jugent plus important d’apprendre le code aux enfants des écoles, plutôt que de leur enseigner le fonctionnement du système : qu’est-ce que le numérique? Qu’est-ce qu’un réseau ? Qu’est-ce qu’un serveur, un datacenter, un câble sous-marin qui achemine les données? Qu’est-ce qu’un fournisseur d’accès? Etc.
Et si ce comportement contradictoire est conscient et délibéré, alors, cela fait perdre à celui qui revendique une bonne part de sa crédibilité, et dénote un comportement ambigu.
Rendre un culte aux GAFAM pour soi, parce que c’est pratique, parce que c’est facile, a quelque chose d’égoïste car c’est aussi accepter une certaine politique de l’information pour tous, c’est laisser s’installer des super-règles de vie qui s’infiltrent et adhèrent au quotidien: ce qu’on peut dire, ce qu’on doit taire, comment on doit faire, etc., « on » étant l’ensemble de la population prise dans les filets des GAFAM qui font de l’Internet une grande cour de récré surveillée par quelques grands manitous (pour ne pas dire une cour de prison, cf les discours sur la servitude volontaire mais c’est bien ce dont il s’agit).
Mais que faire ?
Beaucoup pensent que la situation est inéluctable car ils croient qu’il faut être un expert en informatique pour faire autre chose que ce que les médias disent de faire…
Ce n’est pas vrai. Il y a mille choses à faire. « Changer le monde un octet à la fois » : c’est la proposition, argumentée, de l’association Framasoft qui milite contre les GAFA dans de nombreux domaines et avec de nombreux outils pour la décentralisation du Web, et le monde du logiciel libre. Voir aussi le site Degooglisons Internet.
Tout d’abord, on peut contrôler la production et le stockage de ses données (ce que l’on exprime) et de ses données personnelles (ce qui est enregistré, par soi au d’autres, sur soi). Oui, cela demande un peu de volonté et de discipline mais ce n’est pas si compliqué. Chacun sait maintenant qu’il faut réfléchir avant d’écrire n’importe quoi n’importe où car tout est enregistré et on perd la main sur le devenir de ces données, sauf à se lancer dans des procès chronophages comme le valeureux Max Schrems. Mais aussi choisir et surveiller ses fournisseurs d’accès Internet et de messagerie, lire les conditions générales d’utilisation, prendre le temps de paramétrer les outils (ça s’apprend!) et demander des comptes à ses fournisseurs.
Comment se fait-il que si peu de citoyens aient profité de la démocratisation de la messagerie électronique à la fin du XXe siècle ou au début du XXIe pour créer leur propre nom de domaine, leur nom de famille par exemple (www.dupontel.fr) ou nom de famille + commune (www.duponteldesaintmartin.fr) ? La démarche est pourtant assez simple : vérifier la disponibilité du nom auprès de l’Afnic (cela prend dix minutes) et choisir un hébergeur, local si possible, pour le stockage des données (si on crée un site) et la gestion des adresses mails associées (minou@dupontel.fr, jojo@duponteldesaintmartin.fr, etc.). Il en coûte entre 20 et 30 euros par an pour une activité restreinte, moins qu’une seule nuit d’hôtel et on est chez soi toute l’année !
Être propriétaire d’un nom de domaine Internet n’empêche pas de s’exprimer sur les réseaux sociaux, mais il y a une différence entre s’exprimer directement sur un réseau et s’exprimer sur une page personnelle ou un blog (dont on gère le domaine) puis partager cette page sur un réseau social. La différence, c’est la maîtrise du stockage et de tout ce qui va avec, c’est-à-dire la conservation et/ou destruction, l’accès et la cybersécurité.
Ensuite, ceux et celles qui pensent que la gafaïsation de la société n’est pas souhaitable devraient dénoncer les incitations de plus en plus prégnantes de la part des entreprises de commerce (mais aussi de la part des institutions qui se comportent trop souvent comme des serviteurs zélés des GAFAM), incitations donc à être facebookien, amazonien, gmailien, etc. Mais cela demande encore plus de volonté, voire un engagement militant. Comme pour le réchauffement de la planète, on pense volontiers que ce n’est pas si grave et on attend de voir alors qu’il est déjà bien tard pour protéger efficacement la nouvelle génération… Comme d’hab, il faut attendre que le supermarché du canton soit en grève ou fermé exceptionnellement pour découvrir que son voisin propose depuis des années les légumes de son jardin au marché du coin. Il faut attendre l’accident mortel au carrefour pour qu’on se décide à installer un stop.
Je m’étonnais plus haut que la moitié des gens utilisent une adresse Gmail sans que cela n’émeuve personne. Je vois venir le jour, hélas, où l’adresse Gmail sera obligatoire, y compris dans l’administration française… Les mauvais jours, je me dis que j’espère mourir avant ! Les bons jours, je suis tentée par l’expérience de refuser tout échange avec une adresse Gmail; ce serait marrant.
Ce billet est une invitation à résister aux assauts des géants du web pour piloter nos vies via nos données. En langage de crise sanitaire maintenant bien connu, je dirais qu’il faut appliquer les gestes barrières face à la dépendance numérique, pour se protéger et pour protéger les autres.
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Pour finir par une provocation (on ne se refait pas), je me demande si on ne devrait pas mettre à jour l’insulte-culte de Gabin-Grangil dans La Traversée de Paris et parler de « Salauds d’internautes »…
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