La suppression du timbre rouge au 1er janvier 2023 suscite diverses réactions dans les médias, alors que l’annonce de la mesure par La Poste six mois plus tôt, en juillet, avait glissé comme une lettre à la boîte… Rien d’étonnant : en juillet, on part en vacances et la plupart des médias ne s’intéressent guère à ce qui va se passer dans six mois.
J’ai lu une vingtaine d’articles de presse sur le sujet, lesquels, collectivement, offrent un panel sans doute représentatif des préoccupations de la société autour de l’acheminement du courrier, en entremêlant deux choses qui sont effectivement liées : le service public de la Poste et les conséquences de la technologie sur l’organisation de la société. Un exemple de « modernisation », en l’occurrence, qui laisse perplexe.
Les faits
L’entreprise La Poste a décidé 1) de supprimer le timbre rouge (celui qui garantissait jusqu’à la fin de 2022 l’acheminement du courrier postal en 24 heures), et 2) de proposer à la place, pour quelques centimes de plus, une « e-lettre rouge ».
« e-lettre rouge » signifie « lettre rouge électronique », le même « e » que dans « e-mail » pour « courrier électronique ». Il n’est peut-être pas superflu de le préciser vu que sur 25 articles, je n’ai trouvé le développé de l’abréviation que sur le site de RTL.
L’adjectif rouge, lui, ne signifie rien dans le nouveau dispositif et n’est là que pour évoquer un dessin de timbre rouge afin que l’usager fasse le lien avec feu le vrai timbre (skeuomorphisme).
Cette lettre électronique n’en est pas une à proprement parler puisqu’elle est distribuée sous forme papier… La « e-lettre rouge » est un enchaînement hybride d’écrits qui peut prendre deux formes :
- un courrier électronique transmis à La Poste via Internet + l’impression de ce courrier dans un bureau proche de l’adresse du destinataire ;
- le courrier papier initial que l’expéditeur va confier au bureau de poste près de son domicile + la copie numérique (scan) de ce papier + l’impression papier de ce fichier numérique dans un bureau proche de l’adresse du destinataire.
La « e-lettre rouge » est donc mal nommée, ce qui ne favorise pas la compréhension du dispositif.
La confidentialité est assurée, dit l’entreprise, d’une part par le serment prêté par le postier qui scanne la lettre papier qu’on lui confie, d’autre part par le fait que la mise sous pli est automatisée par une machine (supposée discrète). Les fichiers électroniques sont, eux, conservés un an dans le cadre du droit à réclamation (en vertu de l’article L.34-2 du Code des Postes et Communications Électroniques).
La principale raison avancée par La Poste pour expliquer cette mesure est le recul de la pratique du timbre rouge : la moyenne annuelle par ménage était de seulement 5 lettres prioritaires en 2021 contre 45 en 2010 (9 fois moins en 11 ans). De fait, la messagerie électronique est venue concurrencer sérieusement le courrier postal, et plus encore avec la généralisation de l’usage des smartphones. De même, les échanges de documents numériques ou numérisés directement via Internet ont drastiquement restreint le recours au courrier postal pour les démarches administratives et commerciales, et plus encore avec les assouplissements réglementaires dus à la crise sanitaire du Covid-19. C’est clair et sans appel.
Une autre raison invoquée est le bilan carbone de l’acheminement des lettres prioritaires. C’est plus obscur comme raisonnement, mais c’est à la mode.
La Poste, société anonyme à capitaux publics dont la première mission de service public est le service universel postal, cherche, comme toute entreprise à optimiser son fonctionnement et rentabiliser ses processus, dans le respect de son cahier des charges. Pas simple, assurément.
La présentation des faits exige de tenir compte du contexte. Le contexte du timbre rouge, outre son utilisation, est qu’il n’est pas le seul timbre et que le service postal ne se réduit pas à la seule missive prioritaire. Il faut donc prendre en considération le reste de la gamme et mentionner notamment le maintien du timbre vert dont le prix ne change pas, même si le délai d’acheminement passe de J+2 à J+3. En résumé, peu de changement pour le courrier papier, si ce n’est le temps.
Les points de vue
À partir de tous les commentaires publiés, on pourrait, paraphrasant la tirade des nez de Cyrano de Bergerac, rédiger la tirade du timbre rouge.
Mélodramatique : « Que deviennent les de Sévigné et Voltaire ? » (Courrier international)
Inquiet : « Fin du timbre rouge: comment faire si on n’a pas internet ou que le courrier est confidentiel? » (La Voix du Nord)
Bon élève : « Suivez notre tuto pour envoyer vos lettres par internet » (Notre Temps)
Critique : « Certains y voient une usine à gaz, d’autres la chronique d’un échec annoncé » (Le Parisien)
Expéditif : « On ne va pas empêcher tous les progrès au motif qu’une poignée de vieux ne sont pas dégourdis », commentaire sur le site de FranceTvInfo
Factuel : « S’il a été envoyé avant 20 heures, il sera distribué le lendemain. Mais attention, les documents ne pourront pas excéder trois feuillets. Le document sera ensuite imprimé et transmis directement au destinataire par les services postaux le lendemain. Cette nouvelle formule hybride portera le nom de e-lettre rouge. » (Le Messager)
Micro-trottoir : « C’est une bonne chose, il faut évoluer avec son temps » admet Chantal « mais je pense aux personnes âgées qui n’ont pas internet. » (France3 Régions)
Politique (1) : « Au nom d’un curieux progrès, plus on numérise, plus on déshumanise. » (L’Humanité)
Politique (2) : « Fin de la lettre rouge: l’émotion prend le pas sur la raison. » (L’Opinion)
Progressiste : « Une mesure pourtant écologique et adaptée à la digitalisation des communications ». (L’Express)
Pragmatique : « On ne voit pas à quel type d’usager cela correspond. » (Libération)
Lucide : « En soi la disparition de ce timbre rouge n’est pas grand-chose, même si elle réveille à juste titre les indignations d’une part significative d’une population privée de sa voix au chapitre dans ce qui les touche de près et de certains de ses corps intermédiaires ignorés par un management réformant en vase clos à tout va. » (Agoravox)
Un truc bizarre
La « e-lettre rouge » est présentée comme une évolution des services due à celle des technologies, un processus logique de transformation des pratiques dans le contexte de la « digitalisation » de la société.
On pourrait donc penser, en termes professionnels, que la « e-lettre rouge » est un projet de dématérialisation comme il s’en réalise des milliers chaque année dans les entreprises, même si le mot « dématérialisation » n’est pas utilisé dans cette affaire. On trouve toutefois sur le site de La Poste la formule « un envoi dématérialisé et rapide avec la e-lettre rouge ».
Est-ce le cas ?
Tout projet de dématérialisation revêt deux aspects aussi importants l’un que l’autre pour la réussite du projet :
- la réponse à un besoin des utilisateurs, étudiée préalablement dans une « Expression de besoin » et dans un « Cahier des charges » ;
- un fonctionnement efficace sur le plan technique et technologique (charte qualité, procédure de sécurité, statistiques de temps d’accès, etc.).
Ces documents existent certainement dans l’entreprise La Poste. Mais la communication de l’entreprise laisse sur sa faim.
Le site de Numerama fait le lien entre la « e-lettre rouge » et le « timbre digital » qui est tout autre chose. Le timbre digital est « une initiative que la Poste n’a pas encore déployée, mais qui est en cours de test. L’objectif est de permettre à des Françaises et Français d’affranchir leur courrier sans avoir à y coller des timbres, avec un code alphanumérique qu’il suffira de recopier sur une enveloppe. Le timbre digital devrait être lancé courant de l’année 2023. ». Je ne sais si cette idée a de l’avenir mais au moins elle est compréhensible.
Curieusement encore, le terme de tiers, plus précisément de tiers de confiance, n’est employé dans aucun des articles consultés sur le sujet. Ce serait pourtant le terme approprié pour répondre aux enjeux de confidentialité induits par le fait que la « e-lettre rouge » est une lettre ouverte. Cette absence trahit-elle l’absence d’un projet viable ?
Quels sont vraiment les usages de la lettre prioritaire aujourd’hui ? Si l’acheminement en 24h n’est plus rentable, pourquoi ne pas en tenir compte en assouplissant la réglementation qui touche les délais d’envoi ? Si le courrier est personnel, est-il vraiment si urgent ? Etc.
Pour justifier le choix d’un « e-mail » imprimé, Philippe Dorge, directeur général adjoint de La Poste en charge de la branche courrier, a expliqué à RTL ce 2 janvier que « « quand vous voulez envoyer un message important, une lettre, recevoir un courrier […], toutes les études démontrent qu’un courrier papier a beaucoup plus d’impact qu’un mail. » J’avoue que j’aimerais bien lire ces études-là… En tout cas, l’argument n’est ni juridique ni économique ni managérial. Ce discours laisse dubitatif…
Par ailleurs, on peut se demander pourquoi la question du service universel postal n’est pas davantage connectée à la gestion des territoires et à l’aide aux publics défavorisés ? Parce que la mode est à la gestion des problèmes de façon technologique et bureaucratique sans tenir compte de l’environnement ? Oui sans doute… Comme le remarque très justement et avec humour Hélène Barthélémy sur le post LinkedIn du Collectif Nos Services Publics sur le sujet : « Vague impression que le rapport de la défenseure des droits, Claire Hedon, sur la Dématérialisation des services publics n’est pas arrivé sur le bureau de Philippe Wahl [PDG de La Poste]… Perdu dans le courrier? Envoyé sous « timbre vert » et très très en retard? Envoyé en version dématérialisé au moment d’une microcoupure du réseau? ».
Certes, le maintien du timbre rouge et de la lettre prioritaire ne se justifie pas et sa suppression n’a rien de choquant. Mais cette « e-lettre rouge » s’affiche à rebrousse-poil des bonnes pratiques de dématérialisation et des enjeux de service public. Cela ressemble davantage à un gadget, une blague biscornue, une manœuvre de diversion, un jeu surréaliste, une solution temporaire avant un abandon pur et simple… De toute évidence, on ne peut pas y voir une réponse positive à la fracture numérique.
Et pourtant, à la place de ce e-machin, on aurait pu faire bien des choses en somme…
Merci Marie-Anne pour ces commentaires toujours fort à propos !
Je confirme, s’il en est besoin, qu’en amont de tout projet de dématérialisation que j’ai mené, je me suis d’abord interrogée sur le(s) besoin(s) à couvrir et donc sur la pertinence du projet ! Et afin de trouver et/ou proposer la solution la plus adaptée, un cahier des charges et une expression de besoins étaient mes meilleurs amis !
Merci Nathalie.