Rendre public, publier ou publiciser… les cahiers de doléances ?

Questions de vocabulaire.

Ces derniers mois, plusieurs discours ont évoqué ou revendiqué que les cahiers de doléances/cahiers citoyens produits dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes et du Grand débat national, conservés sous forme d’originaux dans les différents services d’Archives départementales et sous forme de copie numérique aux Archives nationales, soient plus facilement accessibles à l’ensemble de la population dont les cahiers portent les revendications et les doléances.

Mais que faut-il en faire exactement ? Quel traitement faut-il opérer avec ces cahiers papier en grande partie manuscrits ?

Qui dit quoi ?

Commençons par le terme le moins courant : publicisation.

Le 12 janvier 2024 est enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale une « proposition de résolution relative à la publicisation des doléances du Grand débat national », présentée par la députée Marie Pochon. Le débat, prévu le 19 juin, a hélas fait les frais (comme bien d’autres chantiers) de la dissolution du 9 juin 2024. Le texte de la proposition souligne que « l’engagement présidentiel de publier en l’état les cahiers de doléances à l’issue du « Grand débat » n’a pas été tenu », et que cinq ans plus tard « les cahiers citoyens n’ont jamais été mis en ligne ». Et d’ajouter « Ces données devraient être considérées comme des archives publiques et donc à ce titre rendues accessibles ».

Le 15 avril 2024, le journal Le Monde a publié une tribune d’élus locaux et de citoyens demandant « la mise en ligne des cahiers de doléances du grand débat sur une plate-forme nationale » car « l’accessibilité à ces doléances et aux idées qu’elles véhiculent n’est pas donnée aux femmes et aux hommes qui les ont rédigées » et que « la promesse présidentielle de rendre publics les cahiers de doléances » ne s’est pas concrétisée.

Citons également l’appel de Guise « pour le respect de la dignité citoyenne en France et pour la publication et la mise aux Communs démocratiques des “Carnets Citoyens” ou “Cahiers de Doléances” ainsi que des rapports et études qui les concernent », autour du documentaire « Les doléances » réalisé par Hélène Desplanques, diffusé sur France3, visionnable sur France.tv et où l’expression de « rendre publics » les cahiers revient plusieurs fois.

Côté gouvernement, la promesse de mise en ligne est toujours présente (à l’heure où j’écris), non sur le site du Grand débat mais sur le site des données ouvertes (data.gouv.fr) où l’on peut lire : « Les restitutions de réunions d’initiative locales, les réponses aux questionnaires, les cahiers citoyens ouverts dans les mairies, les contributions libres, seront progressivement et régulièrement mis en ligne sous licence libre » sans autre détail.

Les mots et les sens

Les différentes expressions utilisées (ou non utilisées) méritent quelques commentaires.

Publiciser est le « fait d’amener dans le domaine du service public, des entreprises d’État, des activités antérieurement effectuées par des entreprises privées » (Encyclopédie Universalis). Le terme ne semble donc pas approprié ici. Ou alors il s’agit d’un anglicisme, pour publicize (to make information about something generally available)

En tous cas, demander que soient considérées comme archives publiques des documents qui, aux termes de la loi française, sont déjà des archives publiques et ce depuis leur production, n’est pas pertinent. En revanche, la question de leur accessibilité se pose car le statut d’archives publiques ne signifie pas que les documents concernés doivent être disponibles sur Internet immédiatement. Et pourtant les cahiers méritent assurément de l’être : c’est bien le sujet.

Publier (voir le Centre national de ressources textuelles et lexicales) signifie à la fois « annoncer officiellement quelque chose au moyen d’un texte écrit ou d’un communiqué oral », et rendre publique une œuvre dont on est l’auteur via une maison d’édition ou faire paraître un article dans une revue. On publie généralement une œuvre de l’esprit, ce que ne sont pas les cahiers qui sont plutôt la trace, le support de revendications et de doléances, donc des archives.

Éditer, terme plus technique sans doute et qui n’est pas utilisé par les textes cités, conviendrait mieux que publier pour les cahiers de doléances, surtout dans sa seconde acception, à savoir : « établir le texte d’une œuvre, éventuellement accompagné de notes critiques et de commentaires, en vue de sa publication ». C’est le terme généralement employé pour la publication de manuscrits.

Un terme plus récent, éditorialiser, pourrait tenter certains. « L’éditorialisation désigne l’ensemble des opérations de structuration, de mise en accessibilité et de mise en visibilité de contenus sur le Web, et plus largement dans l’environnement numérique ». L’organisation des contenus des cahiers sur une plateforme numérique dans un but de valorisation correspond à ce travail d’éditorialisation mais se lancer dans ce projet avant d’avoir éditer les documents d’archives que sont les cahiers reviendrait indubitablement à brûler une étape en marginalisant la valeur de chaque cahier en tant qu’« objet communal ».

Mettre en ligne, au sens de « rendre disponible à l’accès sur un réseau, tel que le réseau internet » est bien ce que tout le monde réclame, mais là encore ne se fait pas d’un coup de baguette magique. Les essais de mise en ligne « brute » d’images de cahiers (comme sur le site de l’association Rendez les doléances) montrent qu’un accès réussi va au-delà du postage sur une plateforme (il suppose segmentation, indexation, formulaire de recherche, etc.).

Le terme qui resterait à définir, parce qu’il est polysémique et qu’il ne figure pas dans le code du patrimoine est celui d’accessibilité. Là, il ne s’agit pas tant d’aller aux archives que de voir les archives venir vers soi…

En l’état actuel des choses, les cahiers sont « librement communicables » (terme légal) dans les salles de lecture des archives avec il est vrai un certain nombre d’exceptions dues à l’application, assez disparate par ailleurs, du Règlement général pour la protection des données personnelles. Concrètement, cela suppose un déplacement physique, dans le cadre des heures d’ouverture du service (101 services départementaux d’archives…), et un minimum de savoir-faire pour manipuler, lire et exploiter efficacement les archives. Il faut donc une certaine disponibilité.

À ce propos, puisque la notion d’accessibilité des archives publiques n’existe pas dans le code du patrimoine, ne pourrait-on réfléchir à l’y introduire ? Non pour rendre toutes les archives accessibles en ligne ce qui serait une négation même de la notion d’archives, mais pour remettre à plat certaines idées reçues et développer des arguments qui feraient avancer le schmilblick.

Du statut public à l’édition en ligne

En résumé, le statut d’archives publiques des cahiers ne fait aucun doute. Très précisément, en tant qu’archives publiques, les cahiers peuvent être consultés dans les salles de lecture par tout citoyen (même par les enfants, et aussi par les personnes étrangères).

Le fait que les contenus des cahiers ne soient pas aussi accessibles qu’ils pourraient l’être ne fait aucun doute non plus.

La pertinence de l’édition des cahiers peut et doit faire l’unanimité.

Tout un chacun peut prendre l’initiative de lire des cahiers (avec dérogation au délai de communicabilité le cas échéant) et de publier le texte des contributions citoyennes qu’ils renferment, en respectant l’exigence d’anonymisation. Le code du patrimoine garantit ce droit.

Reste à préciser comment une opération d’ampleur nationale pourrait être menée à bien. L’État n’est pas le seul acteur à pouvoir la conduire. Un collectif privé aurait même peut-être plus de succès dans l’entreprise. Le Parlement pourrait jouer un rôle mais on note que les parlementaires, qui sont pourtant les destinataires désignés d’environ la moitié des cahiers de doléances en 2018, ont depuis été fort discrets sur le sujet… Merci donc à Marie Pochon d’avoir repris le flambeau.

Plusieurs scénarios sont possibles. Pour les construire, il est important de poser la question des objectifs, de la méthode, de l’outil, des acteurs, du coût et donc du financement, du calendrier et de la pérennité des résultats.

En attendant, vous pouvez :

  • consulter les comptes rendus des plus de 10 000 réunions d’initiative locale tenues dans les collectivités pendant la même période sur le site du Grand débat. Voilà plus de cinq ans que ces comptes rendus sont totalement accessibles et je me demande souvent qui les a lus ? Ce serait dommage que les cahiers une fois en ligne ne soient pas davantage consultés que ces comptes rendus qui leur ressemblent fort…
  • lire les 51 cahiers de Charente-Maritime que j’ai mis en ligne sur ce blog (1/7 du corpus département, pour l’instant).