L’Assemblée nationale a débattu mardi 11 mars 2025 de la proposition de résolution relative à la « publicisation des doléances du grand débat national » présentée par Marie Pochon (débat qui aurait dû avoir lieu le 19 juin 2024 mais reporté pour cause de dissolution).
Ce texte invite le gouvernement à reconnaître la valeur historique et démocratique des cahiers de doléances, à financer la numérisation / anonymisation / mise en ligne des cahiers sur une plateforme dédiée, à financer la recherche scientifique et à organiser l’événement de restitution qui n’a pas eu lieu en 2019, à accompagner les collectivités pour des actions locales autour des cahiers.
La proposition, par ailleurs non contraignante, a été votée à l’unanimité des députés présents (169). On ne peut que s’en réjouir, voter contre une meilleure diffusion de la parole des citoyens eût été incompréhensible pour des représentants des citoyens.
Le terme « publicisation » est ambigu car les cahiers de doléances (ou cahiers citoyens en termes administratifs) sont publics par nature (j’ai déjà commenté cela). Je lui préfère le terme français de publication dans le sens d’affichage aux yeux de tous et dans le sens d’édition (préparation d’un texte pour sa diffusion auprès du public).
En 2019 le président de la République avait fait hâtivement et inconsidérément une promesse que l’État n’a pas su tenir et a ouvertement abandonnée (voir la réponse du Premier ministre à la question d’un député, publiée au JO le 5 octobre 2021). Réponse négative qui n’a pas découragé les demandeurs, de plus en plus nombreux, élus, chercheurs, citoyens. Et ils ont eu raison de persévérer. La preuve avec ce vote.
À l’issue des débats de mardi et après avoir entendu la réponse apportée par le ministre chargé des relations avec le Parlement, je reste toutefois perplexe.
J’ai entendu au cours du débat, à droite et à gauche, le nombre de 2 millions de contributeurs pour les cahiers, une confusion véhiculée par plus d’un média depuis six ans ; il y a entre 200 000 et 250 000 citoyennes et citoyens qui ont écrit dans environ 20 000 cahiers de doléances et non 2 millions ! C’est presque dix fois moins mais c’est déjà beaucoup. Autant utiliser les bons chiffres. Et la représentativité de ces contributeurs n’est pas celle de 1789 ; c’est une part de la population française plutôt rurale et plutôt âgée, ce qui n’est pas une raison pour la mépriser.
Sauf inattention de ma part, l’expression « données ouvertes » n’a pas été prononcée, pas même en anglais (open data). C’est pourtant bien de cela dont il s’agit, et c’est bien sur le site https://www.data.gouv.fr/fr/ que sont accessibles aujourd’hui, entre autres, les données des questionnaires en ligne et les comptes rendus des réunions d’initiative locale (RIL). À noter au passage que ces comptes rendus, qui sont des contributions collectives, sont les véritables héritiers des cahiers de doléances de 1789 ; en effet, les cahiers de 2018-2019 sont, eux, des sommes de contributions individuelles. Or, ces comptes rendus de réunion d’initiative locale, environ 10 000 pour tout le territoire sont accessibles en ligne depuis 2019 bien que quasiment pas consultés ni étudiés.
Des questions demeurent sur ce que l’on veut faire avec les cahiers :
- mettre en ligne les images des cahiers (anonymisés), les transcriptions ou les deux ?
- est-ce qu’on attend d’avoir tout préparé pour tout mettre en ligne d’un coup ? Ou est-ce que l’on prévoit une mise en ligne progressive ?
- est-ce que ces données seront traitées comme les autres données ouvertes (site data.gouv.fr) ou sur un site plus convivial pour le grand public ?
- veut-on permettre au public d’ajouter des informations ou des images, à la manière de Wikipédia, avec une modération de la plateforme ?
- peut-on vraiment utiliser les images numériques et les transcriptions effectuées en 2019 compte tenu du fait qu’elles sont incomplètes ? Chercher à les compléter risque d’être plus compliqué, plus long et donc plus cher que tout refaire.
- peut-on vraiment mettre en ligne le travail de 2019 qui est médiocre pour la qualité des images et plus médiocre encore pour la qualité des transcriptions correspondantes ? Il est vrai que images et transcriptions n’ont pas été conçues initialement pour une mise en ligne mais pour alimenter un algorithme et compter des mots.
- si tout est repris/complété par un projet du gouvernement, comment sera intégré ce qui a été réalisé depuis six ans par divers acteurs qui ont mis en ligne les images ou les textes des cahiers dans plusieurs départements (dans l’Aude, en Indre-et-Loire, en Charente-Maritime, etc.) ?
- …
Le ministre a annoncé une prochaine dérogation générale à la règle des 50 ans pour l’accès aux cahiers numérisés conservés aux Archives nationales sans évoquer les cahiers papier originaux conservés dans les Archives départementales (le pourcentage des cahiers non communicables va de 0 à 100% selon les départements, ce qui n’est guère entendable pour les citoyens). Quelle peut être la logique de donner accès à la copie et pas à l’original ? Sans parler des modalités d’accès à ces cahiers numériques pour tous les demandeurs, étant entendu qu’ils ne sont pas aujourd’hui stockés sur un serveur facilement accessible à distance.
Le ministre a ensuite évoqué la recherche de nouvelles solutions techniques pour anonymiser les contributions mais sans vraiment parler de la transcription des textes ni du niveau de qualité exigé pour ce travail. À moins que la technologie sache anonymiser des textes en format image…
Enfin il a envisagé de reprendre l’analyse des cahiers pour identifier des idées concrètes proposées par les citoyens, ce qui, en passant, ne correspond pas vraiment à ce qui est souhaité dans la proposition de résolution.
Quant à la « méthode », dixit le ministre, elle consiste à associer les parlementaires, les élus locaux et le CESE. Un peu court, jeune homme !
Donc, le cahier des charges reste à faire. Sa réalisation n’est pas pour demain matin.
En résumé, l’attitude du gouvernement face aux cahiers me rappelle les expressions « campagnardes » suivantes :
Une poule qui a trouvé un couteau !
Mettre la charrue avant les bœufs.
On ne saurait faire boire un âne qui n’a pas soif…
À titre personnel, je ne demande pas ou du moins je ne demande plus au gouvernement la publication des cahiers de doléances car je ne me fais pas d’illusion. Et je serais bien marrie que mes impôts financent une nouvelle opération de traitement des cahiers quand le résultat de la première a été si médiocre tout en enrichissant des entreprises privées incompétentes sur le sujet.
Si l’avenir me donne tort, je m’en réjouirai.
En revanche, je m’attache à publier ceux de mon département, en me disant que les petits ruisseaux font les grandes rivières… En deux ans, j’aurai transcrit et mis en ligne environ 1000 contributions, sans y passer mes nuits. Les ingrédients ? De la rigueur, du temps (mais on en passe tellement à des futilités), et un site Internet qui me coûte quelques dizaines d’euros par an, hébergé en France de surcroît.
On peut aussi imaginer un projet de financement participatif avec un cahier des charges raisonnable dédié à la mise en ligne et à la consultation, en distinguant cette publication textes/images des expérimentations de l’intelligence artificielle dont les cahiers ne sont peut-être pas le terrain de jeu le plus intéressant.
À suivre.