records management – TRANSARCHIVISTIQUE http://transarchivistique.fr Mon, 31 Jul 2017 13:42:39 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.3.6 http://transarchivistique.fr/wp-content/uploads/2013/03/cropped-désert-tunisien-eau-verte-2-32x32.jpg records management – TRANSARCHIVISTIQUE http://transarchivistique.fr 32 32 Le « tableau de gestion d’archives » : un frein à l’archivage http://transarchivistique.fr/le-tableau-de-gestion-darchives-un-frein-a-l-archivage/ Mon, 31 Jul 2017 13:42:38 +0000 http://transarchivistique.fr/?p=831 Continuer la lecture ]]> Le titre du billet met l’accent sur l’opposition essentielle entre les archives et l’archivage, entre le constat de documents accumulés qu’on appelle archives et l’acte managérial de mise en sécurité des documents qui méritent d’être conservés, acte désigné par le terme archivage.

Mon propos est de souligner cette opposition entre les archives statiques que l’on se propose de trier après coup (sur leur bonne mine ou en pensant à une certaine histoire), et l’archivage dynamique qui permet, au travers des geste managériaux et professionnels, de constituer au fil de l’eau des archives saines. Car, quoique l’actuelle loi française sur les archives et sa glose laissent entendre, il ne faut pas croire que les archives relèvent de la génération spontanée (les archives seraient tombées là de la main de quelque divinité) et que leur existence est préalable à toute démarche archivistique. Il est plus sérieux de penser, comme au temps jadis d’ailleurs, que les archives sont le fruit d’une « mise en archives » des documents jugés nécessaires à préserver par leurs auteurs, émetteurs, propriétaires et/ou gestionnaires, conscients de leur responsabilité vis-à-vis de ces documents et des informations qu’ils renferment.

L’expression « tableau de gestion » est une des expressions de base de la communauté des archivistes publics ; un archiviste est-il nommé quelque part, il se préoccupe tout de suite de savoir s’il existe un « tableau de gestion » et, s’il n’en trouve pas, d’en établir un, recensant les documents produits par l’organisation assortis de leur « durée d’utilité administrative ». Sans insister sur l’inconsistance propre de chacun des deux mots qui composent cette expression (un tableau.. la gestion…), je m’interroge toujours sur le succès du phénomène « tableau de gestion » car ce document de référence qui se veut un outil méthodologique pour organiser les archives d’une entité administrative m’apparaît surtout comme un instrument par défaut, ambigu, inadapté à la mise en œuvre de l’archivage dans une organisation, et, disons-le franchement, contraire aux pratiques du records management (archivage managérial). Cette affirmation exige, bien sûr quelques explications.

 

PETIT HISTORIQUE DU « TABLEAU DE GESTION D’ARCHIVES »

L’expression « tableau de gestion » appliquée aux archives apparaît pour la première fois dans le texte d’un document diffusé par la direction des Archives de France en 1993 (instruction relative aux archives des établissements publics nationaux conservées localement) et en 1995 dans le titre d’une circulaire de cette direction (« Tableau de gestion des archives publiques des compagnies républicaines de sécurité »). On recense par la suite 34 circulaires des Archives de France avec cette expression (source : https://francearchives.fr).

Mais ceci ne signifie pas que les instructions de l’administration des Archives ne parlaient pas avant 1993 de la « gestion des archives » ni qu’il n’existait pas de tableaux relatifs aux durées de conservation. Simplement, les mots n’étaient pas les mêmes : l’expression la plus courante, avant cette date était « tableau de tri » dont la première occurrence dans le titre d’une note date du 5 avril 1977 (projet de refonte des tableaux de tri des archives judiciaires). Le mot « triage », apparu au début des années 1960, a été abandonné ; on trouve néanmoins quatre circulaires diffusant des « tableaux de triage » entre 1988 et 1991.

Les autres expressions utilisées pour le tri et la gestion des archives dans le titre des circulaires, à partir des années 1960 sont (avec les nuances) : autorisation d’élimination – apurement des archives – conservation et tri – tri et conservation – versement, tri et conservation – tri et élimination – conservation et versement – conservation, tri et versement – traitement – tri et échantillonnage – tri et versement – tri, versement et conservation. À noter que la plupart de ces circulaires concernent les Archives départementales, et se rattachent au projet de révision du Règlement général des Archives départementales de 1921, décidé en 1958.

Les instructions les plus anciennes sont assez courtes et portent sur un type de document précis (ex : élimination des dossiers des voyageurs de commerce, en 1959). Dans les années 1970 apparaissent des annexes sous forme de tableaux (j’ai repris le titre du tableau et à défaut, celui de la circulaire) :

  • tableau de versement et de tri des archives des services extérieurs de l’Office national des forêts (16 juin 1972),
  • tableau de versement et de tri des archives des directions départementales de l’Agriculture et services rattachés (13 novembre 1972),
  • conservation et versement aux Archives départementales des archives des services extérieurs du ministère de l’environnement et du cadre de vie et du ministère des transports (22 juillet 1980),
  • tableau de tri des archives du Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles (CNASEA) (21 mars 1984),
  • documents à verser aux Archives par les cours d’assises, cours d’appel, tribunaux de grande instance, tribunaux d’instance et de police et conseils de prud’hommes (25 janvier 1985),
  • documents à verser aux Archives par les établissements pénitentiaires (4 juillet 1985) [cette circulaire-là, j’ai eu le plaisir de la mettre en œuvre en son temps, avec le greffier de Fleury-Mérogis qui m’a beaucoup appris],
  • versement, tri et conservation des archives des services extérieurs du Trésor aux Archives départementales (10 décembre 1986),
  • tableau des délais de conservation des archives de la délégation régionale de l’Éducation surveillée (19 novembre 1987),
  • documents reçus ou tenus par les bureaux des hypothèques qui seront versés aux Archives départementales (21 juin 1988),
  • etc.

Ce qui transparaît clairement de ces titres est que l’objectif de cette réglementation est la collecte des archives historiques par les services d’archives publics. Ces tableaux ont pour but d’aider les archivistes (départementaux) a constituer des fonds d’archives historiques cohérents au plan national.

La forme des tableaux se cherche tout au long de ces années mais l’élément central est toujours la durée de conservation dans le service administratif et le devenir des documents à l’issue de cette durée, à savoir : conservation aux Archives, élimination ou tri. La durée de conservation dans le service était à l’origine, à mon avis, autant un « délai de versement » qu’une durée d’utilité administrative. Les quatre colonnes qui vont devenir la norme à la fin du XXe siècle sont :

Colonne n° 1. Catégorie de document ou de dossier concernée
Colonne n° 2. Durée d’utilité administrative des documents (DUA)
Colonne n° 3. Sort final des documents, C, D, T
Colonne n° 4. Observations

On peut remarquer qu’il n’y a pas de numéro d’ordre ou de codification dans ce modèle, alors que plusieurs des tableaux de tri des années 1980 en comportaient, permettant ainsi une identification plus facile des typologies documentaires concernées.

 

QU’EST-CE QU’UN « TABLEAU DE GESTION » AUJOURD’HUI ?

C’est la question que l’on se pose.

Et la réponse n’est pas limpide.

Ou plutôt, il existe plusieurs réponses qui mettent en évidence les différences de points de vue.

Une circulaire du Service interministériel des Archives de France, en date du 22 mars 2010 et visant à la centralisation et au partage des tableaux réalisés par les services d’archives qualifie les « tableaux de gestion d’archives » d’« outils précieux pour collecter les archives définitives et éliminer les documents dépourvus d’utilité administrative ou d’intérêt historique ou scientifique ». On voit que la formule est parfaitement conforme aux origines des « tableaux de gestion ».

Le Dictionnaire de terminologie archivistique des Archives de France (2002) en donne la définition suivante : « État des documents produits par un service ou un organisme, reflétant son organisation et servant à gérer ses archives courantes et intermédiaires et à procéder à l’archivage de ses archives historiques . Il fixe pour chaque type de documents les délai d’utilité administrative , délai de versement au service d’archives compétent pour les recevoir, traitement final et modalités de tri à lui appliquer ». Je note ici la nuance entre délai d’utilité administrative et délai de versement, même si le Dictionnaire note que les deux délais « coïncident en règle générale » sans autre précision. Je comprends là que le délai d’utilité est considéré ici comme un délai conventionnel, c’est-à-dire un laps de temps négocié pour des raisons pragmatiques, à distinguer d’une durée de conservation qui s’appuierait sur une règle juridique ou métier. Si durée et délai sont très souvent confondus, ce n’est pas systématique ; ainsi le délai d’utilité administrative des registres de délibérations municipales est de un an d’après une circulaire de 2009, alors que la durée de conservation est bien évidemment indéfinie, ces documents étant le document historique par excellence d’une collectivité territoriale.

Le même Dictionnaire propose une autre entrée pour « tableau d’archivage » : « document réglementaire établi par l’administration centrale des archives décrivant les types de documents produits par une administration, un service, une institution ou dans le cadre d’une fonction administrative, et fixant pour chacun d’entre eux le délai d’utilité administrative, le traitement final ainsi que les modalités de tri à leur appliquer ». La principale différence entre les deux définitions (chacune renvoie à l’autre sans détailler le pourquoi de la distinction) semble tenir dans l’auteur du tableau : n’importe quel organisme pour le « tableau de gestion », l’administration des Archives pour le « tableau d’archivage ». Cependant, la liste des titres des circulaires des Archives de France ne confirme pas cela.

Dans la présentation d’un stage intitulé « Concevoir un tableau de gestion » (programmé en mars 2017), l’Association des archivistes français indique comme objectif du stage de « savoir établir un tableau d’archivage, comprendre son utilité et sa fonction et orga­niser son application » : là, le « tableau d’archivage » n’a manifestement pas le même sens que dans le Dictionnaire de terminologie ci-dessus car le stage s’adresse à tous quand le « tableau d’archivage » devrait être réservé à l’administration centrale des Archives.

Dans le glossaire du Référentiel de gestion des archives, publié par le Comité interministériel aux Archives de France en octobre 2013 (document de présentation de l’intérêt d’une bonne gestion des archives dans l’administration ne comportant aucun tableau relatif au tri et à la conservation), le « tableau de gestion » est défini comme un « document formalisant les règles de gestion du cycle de vie (DUA et sort final) des documents et données produits par un service, rédigé en accord avec les instructions de tri, si elles existent, et validé par la personne en charge du contrôle scientifique et technique compétente ».

Les sites Internet des Archives départementales comportent parfois un glossaire ou au moins une définition du tableau de gestion. Par exemple, pour les Archives du Var : « Il s’agit d’un état de tous les documents, qu’ils soient sous forme papier ou électronique produits et reçus par un service. A ce titre, il reflète l’organisation de ce service. Il sert à gérer les archives courantes (dossiers servant à la gestion quotidienne des affaires, conservés dans les bureaux) et intermédiaires (dossiers n’étant plus d’usage courant mais conservés pour des impératifs de gestion et/ou juridiques à proximité des bureaux). Ainsi, il permet de procéder aux éliminations réglementaires ainsi qu’à l’archivage des archives définitives dites historiques qui seront, à terme versées aux Archives départementales ». Cette définition met en parallèle la destruction des documents périmés et la constitution d’archives historiques mais, malgré l’expression « il sert à gérer les archives courantes », on ne voit pas bien comment il est utilisé par les services producteurs pour autre chose que les éliminations réglementaires, ce qui est très restrictif dans la gestion documentaire et archivistique des services. Le « tableau de gestion » est avant tout et quasi exclusivement un outil d’archivistes.

Pour ma part, j’ai déjà pointé du doigt en 2014 cette ambiguïté dans la finalité du « tableau de gestion » dans le billet « Évaluation et tableau de gestion ». La question est : l’évaluation archivistique (« fonction archivistique fondamentale préalable à l’élaboration d’un tableau d’archivage visant à déterminer l’utilité administrative, l’intérêt historique et le traitement final des documents » selon le Dictionnaire déjà cité) vise-t-elle a produire le « tableau de gestion » ou n’est-ce pas plutôt le « tableau de gestion » qui doit servir de référence pour apprécier la valeur des archives que l’on rencontre ? Sur le terrain, la relation existe dans les deux sens, selon l’opération en cours (organisation en amont, traitement a posteriori). On observe toutefois ici et là la pratique d’élaborer un « tableau de gestion » pour une entité administrative supprimée, pour un fonds clos. Ceci peut surprendre car pourquoi organiser un tableau de référence qui ne servira jamais puisque l’évaluation des archives, dans ce cas de figure, porte sur un « tas » qui ne sera plus alimenté ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une opération unique visant à la production d’un inventaire, c’est-à-dire un instrument de recherche, et à l’élaboration de règles de gestion (même si certains documents existant lors de la dissolution du service devront être éliminés à moyen terme).

À noter que l’expression « tableau de gestion » est totalement absente du rapport Une stratégie nationale pour la collecte et l’accès aux archives publiques à l’ère numérique, présenté à la ministre de la Culture par Christine Nougaret en mars 2017 (53 pages).

Quant à la page Wikipédia sur la gestion des documents d’archives, elle dit ceci : « un calendrier de conservation, appelé aussi tableau de tri, fixe la « durée de vie » des documents, en fonction de critères juridiques ou historiques. Il permet de déterminer la valeur d’un document (valeur primaire ou secondaire). La valeur primaire d’un document est la raison pour laquelle le producteur ou le détenteur d’un document doit le conserver pour des motifs administratifs, légaux ou financiers. La valeur secondaire découle de l’intérêt historique d’un document ». C’est l’expression québécoise (calendrier de conservation) qui est privilégiée. Le « tableau de gestion » n’apparaît même pas. Alors, si c’est Wikipédia qui le dit… 😉

 

TABLEAU DE GESTION ET RECORDS MANAGEMENT DOUBLEMENT ANTINOMIQUES

Il ressort de ces différentes définitions, au-delà des nuances, que le « tableau de gestion » est :

  1. un document de référence qui présente en général les documents en suivant l’organisation des services (cf supra: « documents produits par un service », « reflétant l’organisation du service ») ;
  2. qu’il est originellement et majoritairement conçu pour la sélection des archives historiques dans les Archives départementales.

Ces deux caractéristiques du « tableau de gestion » en font très clairement un instrument contraire aux principes fondamentaux du « records management ».

En effet, la démarche de « records management », expliquée dans la norme ISO 15489 parue en français en 2001 :

  1. insiste fortement sur l’exigence d’appréhender les documents à archiver dans le contexte d’une activité ou d’un processus global, et non par service, car chacun sait que les organigrammes bougent (et ils bougent encore plus vite au XXIe siècle qu’à la fin du XXe) ;
  2. exclut les archives historiques de son périmètre documentaire. le périmètre d’application du records management (de l’archivage comme acte managérial), comme l’énonce clairement la norme ISO 15489, est distinct de la sphère des archives historiques ; le records management a pour objectif de piloter le cycle de vie des documents qui engagent une organisation jusqu’à ce que ces documents ne présentent plus d’intérêt pour l’exercice des activités de cette organisation ; en revanche et bien évidemment, la mise en œuvre de ces règles peut prendre en compte la valeur historique des documents, pour les transférer à échéance dans un service d’archives historiques, ou même considérer la valeur historique des a pendant l’écoulement de leur cycle de vie (protection, pérennisation, consultation) ; des indications sur la valeur historique ou sur l’intérêt d’une analyse historienne à échéance de la durée de conservation figurent dans les retention schedules anglo-saxonnes mais l’objectif de ces tableaux est d’abord et avant tout le besoin de l’organisme producteur de disposer des documents archivés pour couvrir un risque contentieux ou répondre à une autorité, ou encore pour conforter la mémoire des équipes métier.

Heureusement, faute d’autres outils méthodologiques disponibles dans la communauté, un certain nombre d’archivistes, connaisseurs de la norme ISO 15489 ou simplement confrontés aux exigences d’archivage de leur entreprise ou de leur organisation, ont « aménagé » le tableau en ajoutant les colonnes et les données nécessaires à la mise en œuvre de durée de conservation et au suivi du cycle de vie des documents à conserver dans l’intérêt des organisations et entreprises propriétaires. Malheureusement il s’agit surtout d’initiatives individuelles (souvent réussies du reste) et je ne vois pas ce qui a été fait pour théoriser ces expériences et produire des modèles de « référentiel de conservation » pour l’ensemble de la profession. Si des études sont réalisées là-dessus, il faut croire qu’elles sont privées ou confidentielles car les réseaux n’en font pas état. Beaucoup d’autres archivistes, hélas, abandonnés à leur triste sort face à des montagnes de papier (et bientôt de fichiers numériques) toujours plus hautes, continuent à se battre avec le sacro-saint « tableau de gestion » sans oser percer l’abcès.

 

ILLUSTRATION

J’observe ce « phénomène » du tableau de gestion d’archives depuis plusieurs décennies, notamment au travers du forum des archivistes (archives-fr) créé sur Yahoo à la fin du XXe siècle (https://fr.groups.yahoo.com/neo/groups/archives-fr/info). On y trouve régulièrement des messages d’archivistes à la recherche de tableaux de gestion existants pour faciliter leurs propres travaux.

J’ai remarqué ces dernières années une tendance à des recherches de tableaux de gestion de plus en plus spécifiques. On pourra m’objecter que les questions généralistes étant déjà traitées, les archivistes sont naturellement conduits à s’intéresser à des sujets plus pointus ; certes, mais tout de même, le domaine de plus en plus resserré de la recherche et surtout l’exposé des motifs de la recherche interpellent.

J’ai constitué au fil de l’eau un petit corpus de la cinquantaine de recherches de tableaux de gestion des six dernières années. Elles concernent notamment :

  • une épicerie sociale (novembre 2011)
  • les ludothèques (janvier 2012)
  • un abattoir municipal (décembre 2012)
  • les ordures ménagères (mars 2013)
  • les aires d’accueil pour les gens du voyage (avril 2013)
  • les délégations territoriales de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (juillet 2013)
  • une école des Beaux-Arts (septembre 2013)
  • un syndicat intercommunal pour l’éclairage public (octobre 2013)
  • les plans locaux pour l’insertion et l’emploi (avril 2015)
  • les maisons de justice et du droit (juin 2015)
  • un crématorium (juin 2016)
  • un service municipal Information & Jeunesse (juillet 2016)
  • une association conventionnée du secteur pénal (octobre 2016)
  • les dossiers de licences de spectacles dans les DRAC (novembre 2016)
  • une association départementale de parents et amis de personnes handicapées mentales (juin 2017)
  • les activités périscolaires (juillet 2017)
  • une piscine (juillet 2017).

Si on lit de plus près les messages des archivistes, confirmés ou stagiaires, à l’origine de ces demandes, on ne peut qu’être surpris du caractère relativement passif de la demande qui se résume en général à : « dans le cadre du traitement d’un fonds d’archives en cours, je cherche un tableau de gestion sur… ». Parfois, le demandeur précise qu’il a cherché une circulaire sur sa thématique mais n’en a pas trouvé, ou bien que celle-ci n’était pas assez détaillée. Dans quelques cas, il est indiqué que « nous avons été sollicités pour établir un tableau de gestion pour… » sans autre exposé de contexte ou de démarche.

Le flou de la finalité du « tableau de gestion » (sélection des archives historiques ou gestion du cycle de vie des documents d’un organisme) transpire de cet inventaire à la Prévert. On sent de manière sous-jacente , derrière l’archiviste, le besoin des services producteurs d’archiver, de conserver ou de détruire leurs dossiers. Pourtant l’appel à l’aide au « tableau de gestion » semble figé dans son expression.

Ce qui me frappe avant tout dans ce corpus, c’est l’absence de la notion de risque qui est pourtant le b-a-ba de l’évaluation des dossiers administratifs du point de vue du producteur, selon les principes du records management : on devrait logiquement mettre en archives ce qui mérite d’être conservé pour couvrir un risque demain ou après-demain, pour assurer sa responsabilité face à un tiers, pour conforter ses droits, pour prouver sa conformité à la réglementation (et non les dossiers accumulés qui ne servent plus). Cette préoccupation légitime et naturelle d’une entité juridique apparaît déconnectée du « tableau de gestion d’archives ».

Or, le simple fait de poser cette question du risque (à conserver ou à détruire les dossiers) permettrait de savoir, dans la majorité des cas, s’il faut archiver les documents ou non. La question de la conservation historique doit être décorrélée de la gestion de l’archivage dans le service, aujourd’hui plus encore qu’hier car aujourd’hui la production documentaire dans son ensemble est déréglée, tandis qu’autrefois (il y a cinquante ou trente ans) les archivistes pouvaient encore se fier à la rigueur administrative des services pour une production de qualité sur laquelle ils pouvaient sereinement poser une analyse historique.

Je déplore également l’absence récurrente d’une vision globale des activités d’une entité juridique responsable, comme si on oubliait que le contour d’un fonds d’archives est la responsabilité juridique d’une organisation et non le cadre du bureau du sous-service de la direction du département de… Ceci transparaît également dans la présentation, au même niveau, de documents majeurs en termes de risque et de documents internes de valeur secondaire, comme si toutes les archives se valaient. Un message met ainsi sur le même plan un « compte rendu de réunion d’expression libre » et « le PV de réunion du CHSCT ». À la décharge de l’archiviste, la pression du discours public ambiant, extrapolé de la définition légale des archives, qui veut que tout soit archives, même le moindre post-it…

Enfin, je déplore le manque d’esprit critique, tout au moins dans le corpus étudié. Un seul message « ose » s’interroger sur le bien-fondé d’une règle existante qui semble inadaptée à son environnement ; l’archiviste écrit : « Je m’interroge cependant sur l’opportunité de la conservation intégrale de ces documents [registres de brocanteurs], qui sont finalement assez volumineux ». Oui, la valeur d’archives historiques d’un document n’est pas figée sur son intitulé ; le volume, le contenu, le contexte, etc. jouent un rôle dans l’espace et dans le temps. L’archivistique doit aussi analyser cela.

CONCLUSION

Il y a réellement un malaise autour de ces « tableaux de gestion ». Ce malaise est dû au flou entretenu collectivement sur sa finalité. C’est aujourd’hui un outil bâtard qui fait marcher les archivistes de guingois. Un des messages postés sur le forum archives-fr l’an dernier est révélateur de ce flou : une archiviste écrit : « notre groupe de travail propre d’ajouter une colonne RM [records management] au traditionnel tableau de gestion des archives » pour « l’identification des documents pouvant être qualifiés de « records » ». J’avoue que j’en suis restée comme deux ronds de flan…

Il y a surtout une grande lacune de théorie et de formation archivistiques pour adapter la profession au contexte de la société de l’information.

Naguère (il y a quelques décennies), le plus gros contingent d’archivistes travaillaient dans les archives départementales ; il y a longtemps que les communes, les établissements publics, les syndicats, les agences, les associations, etc. regroupent les plus gros effectifs d’archivistes et que, dans ces structures-là, le besoin de maîtriser la masse documentaire, le besoin d’accompagner le cycle de vie des documents engageants l’organisme et le besoin d’être conforme à la réglementation sont prioritaires à l’identification des archives historiques. Prioritaire ne veut pas dire que les archives historiques de ces organismes n’auraient pas d’importance mais simplement qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. L’archivage managérial doit passer avant la sélection des archives historiques.

Dans la plupart des organisations, publiques et privées, on en est encore, pour la gestion des risques informationnels, au degré zéro de l’archivage. On laisse s’entasser les produits et sous-produits documentaires des activités sans prise de conscience de la valeur des traces écrites validées et diffusées, sans prise de conscience du risque attaché à cette diffusion, sans prise de conscience du fait que toute diffusion d’un écrit, en interne ou à l’extérieur, engage son émetteur. On appelle « archives », d’un mot aussi usurpé que vague, ces tas de documents et de données et, la masse étant finalement trop lourde, on finit par se dire qu’on devrait trier avant de jeter tout ce fatras, papier ou numérique. Et tout le monde, producteurs impénitents et trieurs invétérés, semble s’en accommoder comme d’une fatalité. Non, ce n’est pas une fatalité ! L’archivistique, c’est autre chose. Encore faudrait-il définir et accepter des objectifs plus ambitieux et mieux intégrés dans la vie des organisations.

Le « tableau de gestion d’archives » a vraiment besoin qu’on lui secoue les bretelles, tout au moins qu’on lui secoue les colonnes ! Il ne faudrait pas que la nouvelle génération d’archivistes continuent de s’y attacher comme à une bouée de sauvetage dans l’océan archivistique, car cela finirait vite en une profession qui dérive loin du continent des réalités…

Post-scriptum : Je n’ai pas eu particulièrement de plaisir à écrire cet article (personnellement, j’ai résolu le problème depuis un bon moment avec la méthode Arcateg) mais j’alimente ce blog conformément aux critères qui me l’on fait créer en 2013. Ceci dit, j’aurais aimé que ce sujet de fond soit l’objet (provocation en moins, bien entendu) d’un mémoire de master d’un étudiant en archivistique. Il n’est pas interdit de rêver…

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La norme ISO 15489 s’est-elle fait hara-kiri? http://transarchivistique.fr/la-norme-iso-15489-sest-elle-fait-hara-kiri/ Mon, 13 Mar 2017 17:36:28 +0000 http://transarchivistique.fr/?p=714 Continuer la lecture ]]> La norme internationale ISO 15489, texte fondateur et prometteur pour le records management, publiée en 2001 (je m’étais alors très impliquée dans les débats et dans la traduction française du texte), ne donne plus signe de vie.

Elle n’a été ni supprimée ni officiellement condamnée. Au contraire, elle a été révisée par l’ISO en 2016. Pourtant, on n’en parle pratiquement plus en France. J’ai récemment envoyé la requête « iso 15489 2016 » à Google et à Qwant. Les résultats sont peu nombreux et renvoient tous au site de l’ISO et un peu de l’AFNOR. Je suis allée voir la page ISO 15489 sur Wikipédia : aucune mention de la nouvelle version validée par l’ISO en 2016…

Que s’est-il passé ? Pourquoi cette norme de management de l’information centrée sur le processus d’archivage des documents à risque a-t-elle sombré dans l’oubli et l’indifférence alors que les enjeux du mauvais archivage ou du non-archivage n’ont jamais été aussi prégnants ? Quelles sont les raisons de cette disgrâce, ou du moins les causes de cette décadence ? Je vois trois explications.

Tout d’abord, les excès de normalisation

Lors de la publication d’ISO 15489 en 2001, cinq ans seulement après la proposition des records managers australiens de faire profiter la communauté internationale de leur expérience, tout le monde a salué la pertinence du texte, sa qualité, sa clarté, sa sobriété. Pour la France archivistique, dont le centre de gravité se situait (et se situe encore largement) entre les archives « intermédiaires » et les archives historiques, ISO 15489 représentait une salutaire révolution avec ses deux messages essentiels :

  1.  les documents qui engagent la responsabilité et dont la non-disponibilité dans le temps présente un risque doivent être pris en charge par le management de l’organisation dès leur création ;
  2. les documents eux-mêmes doivent viser des qualités d’authenticité, intégrité, fiabilité et exploitabilité, tandis que les systèmes qui les gèrent doivent être fiables, intègres, conformes à la réglementation, exhaustifs, systématiques.

Après la publication de la norme, les instances de normalisation se sont engagées trop vite dans la production de nouvelles normes, sans se préoccuper véritablement de la diffusion des normes existantes, comme si la normalisation était une fin en soi et que la mise en œuvre des normes fondamentales (ISO 15489 est une norme fondamentale) n’était pas un objectif prioritaire ! Je me souviens avoir été sollicitée dès 2001 pour travailler sur les normes « filles » d’ISO 15489, alors que la norme n’était pas encore connue des principaux utilisateurs ; j’avais donc refusé.

En 2008, au moment de la publication de MoReq2-Exigences types pour la maîtrise de l’archivage électronique (norme de fait européenne), ISO 15489 était toujours LA norme de référence pour les projets d’archivage, notamment pour les entreprises qui rejoignait alors le CR2PA (Club des responsables de politiques et projets d’archivage) nouvellement créé. Depuis lors, le CR2PA s’est donné pour objectif, au travers de ses tables rondes et de ses référentiels, de promouvoir ces concepts majeurs de la gouvernance de l’information dans l’entreprise : implication du management, documents à risque pris en compte dès la création, caractère transverse et systématique de l’archivage, d’où la naissance de l’expression « archivage managérial » qui résume bien tout cela. Faire passer ces concepts fondateurs était prioritaire. Du reste, les adhérents du CR2PA ont toujours dénoncé le « maquis des normes ». Trop de normalisation tue la normalisation.

Ensuite, la confusion terminologique

Les traductions françaises de MoReq et d’ICA-Req (ISO 16175) s’inscrivaient dans le prolongement de la version française d’ISO 15489, avec les évolutions ou les ajouts induits par le contexte de l’archivage électronique, et tout cela était clair et progressif.

En 2011, la production d’une nouvelle série de normes (ISO 3030X) dédiée au management et à l’audit du système de gestion des documents archivés (management system for records) s’est accompagnée en France (AFNOR) d’une révision fantaisiste des principes de traduction débouchant sur des textes incompréhensibles par les utilisateurs. Le fait de traduire l’anglais record qui désigne le document qui, en raison de sa portée et/ou de son contenu, est mis à part (set apart) dans un système de contrôle et de conservation dédié pour une utilisation ultérieure, le fait donc de traduire record par « document d’activité » est un contre-sens, une aberration et une contre-performance :

  • un contre-sens car l’essence du mot record (qui est d’enregistrer dans un système ce qui est digne de figurer dans les archives) est complètement bafouée ; c’est comme si, voulant parler des lauréats à un concours, on utilisait le mot « candidat »… Or, il existe sur les serveurs des entreprises 70% de documents / données qui ne sont pas contrôlés et qui sont sans intérêt et qui sont tous issus des activités de l’entreprise ;
  • une aberration car « document d’activité » est une expression forgée à partir de rien de connu, que personne n’emploie au quotidien (même ses auteurs) et, loin d’éclairer l’utilisateur, elle obscurcit le paysage et désoriente celui qui cherche justement à s’orienter ;
  • une contre-performance car elle a coupé pour le public francophone le lien naturel entre ces nouveaux textes et la norme mère ISO 15489 et ainsi largement contribué à la désaffection des entreprises pour ce texte pourtant si solide.

Nul doute que ce choix linguistique malheureux a accéléré l’enterrement dommageable d’ISO 15489. La norme est morte, vive la norme ! Oui, mais laquelle ? Ce n’est plus la norme élaborée par l’expérience et l’expertise mais la norme issue du comportement du plus grand nombre, balloté par la valse des technologies et les acteurs du numérique.

Enfin le tournant de la société connectée

Le délai de révision des normes internationales est généralement de cinq ans. ISO 15489 aurait dû être révisée en 2006. On aurait pu attendre 2010, en tout cas vu de la France où l’appropriation de la norme était un vrai défi. Mais, tant pis si je me répète, le désir académique de publier de nouvelles normes l’a emporté sur le devoir d’accompagner les meilleures normes sur le terrain.

Le temps a passé et le texte révisé arrive trop tard en 2016, comme l’ont justement souligné certains experts anglo-saxons.

Il aurait fallu anticiper les impacts profonds et durables de la société connectée sur les principes fondamentaux du records management, intégrer dans le projet  de révision de la norme les nouvelles formes des échanges numériques engageants (mails, réseaux sociaux…), le nouvel environnement de production de l’information à archiver, la tendance technologique (déjà soulignée par MoReq2010 et ICA-Req, module 3) à sécuriser et conserver les documents dans leur environnement de production, la nécessité de centraliser les règles sur les archives et non les archives elles-mêmes, les contraintes qui en découlent en termes d’interopérabilité, la puissance des moteurs de recherche et des algorithmes qui périment complètement la vision de l’accès à l’information archivée, voire les questions de la territorialisation des données et de la protection des données à caractère personnel.

Ces éléments ne sont pas suffisamment pris en compte dans la révision récente de la norme. Le temps a passé et la norme a raté le coche du XXIe siècle qu’elle avait pourtant si bien inauguré. Ceux qui avaient la main pour formaliser ces évolutions inéluctables et les introduire dans le cadre de référence normatif officiel des projets d’archivage ne l’ont pas fait ou pas suffisamment tôt.

Les utilisateurs se sont donc tournés vers d’autres initiatives, plus éclatées, plus disparates. Les travaux du groupe InterPARES dont le projet n° 4 (2013-2018) vise les « digital records and data entrusted to the Internet » autrement dit les documents et données engageants dont l’archivage est confié à Internet, sont particulièrement pertinents mais ils sont malheureusement peu connus en France et ils ne sont accessibles qu’en anglais. Les deux MOOCs du CR2PA (« Bien archiver : la réponse au désordre numérique » et « Le mail dans tous ses états ») se sont efforcés d’adapter les fondamentaux d’ISO 15489 au « tsunami numérique » et ont remporté un succès certain. Mais la force d’inertie des institutions a eu raison des promesses d’ISO 15489.

Alors, ISO 15489, délaissée, a quitté le champ de bataille ; elle s’est perdue dans les nuages ou a fini par se percer le flanc… Quel que soit le mode opératoire de sa disparition, elle n’est plus là et les entreprises doivent se débrouiller avec d’autres références naissantes qui risquent de disparaître à leur tour. Cent fois sur le métier…

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Records management and Records management http://transarchivistique.fr/records-management-and-records-management/ Tue, 27 Oct 2015 19:23:53 +0000 http://transarchivistique.fr/?p=604 Continuer la lecture ]]> par Marie-Anne Chabin

After my post entitled “What is a record?” two months ago, I went on thinking about records and records management.

As I did for records, I went through the ISO 14589 records management definition: “field of management responsible for the efficient and systematic control of the creation, receipt, maintenance, use and disposition of records, including processes for capturing and maintaining evidence of and information about business activities and transactions in the form of records” (refers to ISO 30300:2011).

I like this very good definition (I have repeated it and used it for fifteen years); but I decided to analyze it in relation with the world I work in and my own practice, looking for possible changes.

A good way to study a concept is to look at it after the translation of the words into others languages.

We have in French two main translations for records management, the old one and the new one:

  1. The old one, for decades and maybe even for centuries, was “gestion des archives”;
  2. The new one is “gestion de l’archivage”; it is the official translation for records management, recommended by the French Commission générale de terminologie (Cogeter) in 2009 ; this has been published in the Official Journal of French Republic (JORF n°0094 du 22 avril 2009 page 6949 – texte n° 83); the associated definition was: “Organisation et contrôle de la constitution, de la sélection, de la conservation et de la destination finale des documents d’une administration, d’une entreprise ou d’un organisme ».

In both case, management is translated by “gestion”, as it is with risk management/“gestion des risques”), even if management has become a French word too for a long time now.

The topic lies in the evolution of “archives” to “archivage”, that is the evolution from a static to a dynamic approach:

  1. Archives stands for records, those documents that are retained according to their legal or business value, and that are to be kept (or not) for ever as part of cultural heritage, according to their archival/historical value;
  2. The word archivage expresses the action of identifying valuable documents and transferring them in a record center, the appropriate place to keep them in good health and make them available during their lifetime; archivage is also used with a technical meaning in the digital environment, as a translation of “archiving”.

So, archivage is the process and archives are the objects.

In other words, the question is: what exactly is to be managed with this definition?

  1. The records themselves as information objects: records are created and then have to be managed from creation to disposition, or
  2. The process: how to create good records, before managing their preservation?

Records creation stands in the middle. So the question could also be:

  • Is the creation of records the beginning of records management? or
  • Is the creation of records the end of records management? When an electronic record is well created and documented, with appropriate metadata, the biggest part  of the job is done, from an archival science point of view at least because what happen next are technical processes; and the more complete the metadata are, the more efficient the records system is.

The answer must be: the two, but both the form of records and the way to proceed for their preservation have changed with the development of digital technologies.

A couple of decades ago, records were created through hierarchical and roughly well controlled administrative processes; the requirements for records professional were collecting, describing, storing and making them available.

The digital world changed that: a large part of valuable information comes from business applications and the way the records are created has to be prepared at the time of implementation of those applications; another part comes from e-mail boxes or networks, the content of which must be identified as soon as possible to be put aside as records, extracted from the big data mixture growing up in organizations.

I remember very well how the members of the French committee for ISO 15489 (CN11 AFNOR), at the end of the previous century, were shocked by the idea that “archivistes” could intervene in the creation of the documents in the business services.

Twenty years later, the more I work for companies (as an expert for information and records management), the more I see how the challenge lies in the creation of proper and documented records (I would say in French, la production de traces pertinentes et documentées).

Anyway, I like records management!

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Le record, la poule et l’œuf http://transarchivistique.fr/le-record-loeuf-la-poule/ http://transarchivistique.fr/le-record-loeuf-la-poule/#comments Sun, 23 Feb 2014 18:45:31 +0000 http://transarchivistique.fr/?p=331 Continuer la lecture ]]> Publié par Marie-Anne Chabin, 24 février 2014

Les records au sujet des œufs et des poules ne manquent pas : poule qui a pondu le plus d’œufs dans l’année, œuf le plus gros ou le plus petit, œuf le plus lourd, et autres événements extraordinaires dignes de figurer dans le grand livre des records.

Poule et oeufMais c’est bien sûr de l’autre sens de « records » dont je veux parler ici, celui du mot anglo-saxon que les professionnels de l’information français semblent affectionner si j’en juge par le nombre de fois où j’entends : « Quand faites-vous votre cours sur le record ? ». « Comment marquer le passage du document au record ? ». « Ce sont les métadonnées pour la conservation du record », etc.

Ce record-là se prononce en général avec un « r » qui roule un peu, un « e » tirant sur le « i » et un « d » prononcé, ainsi que le « s » final au pluriel ; il donne lieu à des variantes d’accentuation (syllabe initiale, finale), tout comme son associé « management ».

Je m’étonne toujours de l’engouement pour ce franglais et de la confusion qui l’accompagne. Est-ce pour sacrifier à la mode ? Est-ce parce que cela sonne bien ? Est-ce pour éviter de parler du fond ?

Toujours est-il que j’ai personnellement de plus en plus de mal à comprendre le sens précis que donnent à ce mot ceux qui l’emploient.

Il est vrai que, y compris en anglais, le concept peut paraître subtil et il achoppe notamment sur le moment de la « record creation ». Naît-on record ou le devient-on ? Un document est-il record par nature ou par destination ? Autrement dit, qu’est-ce qui prédomine dans le statut de record, les qualités intrinsèques du document ou le fait qu’il soit capturé ou enregistré (recorded) dans un système ? That is the question. Est-ce le record préexiste au système et que le système est créé pour accueillir le record ? Ou est-ce le système préexiste et crée les records ? C’est l’histoire de l’œuf et de la poule. Nous y voilà !

La réponse n’est pas tranchée parce que la question est mal posée.

Le record, le document et le système

Le problème vient de l’utilisation d’un même mot pour désigner deux notions distinctes : d’une part, le statut propre d’un document dans le processus métier qui le crée ; d’autre part, l’appartenance d’un document à un ensemble organisé de documents, délibérément regroupés pour constituer un fonds documentaire à des fins de preuve et de mémoire.

Plus exactement, le problème vient de ce que les deux périmètres ne se recouvrent pas alors que justement ils devraient se recouvrir. Je veux dire qu’un document qui engage celui qui l’a créé ou qui présente un intérêt dans le temps pour celui qui l’a reçu, devrait être systématiquement rattaché à un système de gestion capable d’accompagner son cycle de vie aussi longtemps que nécessaire. C’est exactement le principe du records management et c’est bien ce que beaucoup de personnes ne semblent pas avoir complètement compris dans cette démarche qui n’est pas plus anglo-saxonne que russe, allemande ou française mais relève du bon sens et du sens des responsabilités.

La logique veut que les actes majeurs du pouvoir, de l’administration, de l’activité économique, de la vie familiale, etc. soient consignés quelque part, dès leur établissement, pour servir de référence et de témoignage : procès-verbaux de délibération, registre d’état civil, jugements, minutier des notaires…). Mais la production documentaire ne s’arrête pas aux actes majeurs.

Les documents qui ne sont pas des contrats ou des décisions signés, numérotés, enregistrés, diffusés, sont-ils des records ? Si non, pourquoi ? Si oui, à partir de quel moment ?

La bonne question à poser est une double question :

  1. quels sont les documents qui présentent une valeur de conservation en tant que trace d’une activité qui engage la responsabilité ?
  2. comment sont-ils pris en charge par un système qui garantit leur qualité (authenticité, fiabilité, intégrité, exploitabilité pour reprendre les exigences de la toujours excellente norme ISO 15489) ?

La question sur les documents appelle une réponse en trois étapes : pertinence du document pour l’entité juridique qui le détient, poids du document au regard des risques, recul du temps pour une révision des risques et des besoins.

1/ Tous les documents ne sont pas des records.

La première évidence quand on parle de records management est que tous les documents produits dans le cadre d’une activité, d’un processus, d’une institution, d’un projet, etc. ne sont pas, ne seront pas, n’ont pas vocation à être des records. Il faut le dire, le répéter, l’écrire car cette vérité ne semble pas partagée.

Le statut de record se définit d’abord par la valeur que présente le document pour son détenteur : est-il où non porteur de quelque chose dont la disparition serait dommageable au respect de la réglementation et à la défense des droits ? L’expression « a document is set apart AS a record », que l’on retrouve dans plusieurs normes ou textes de référence du records management, est assez explicite sur le fait qu’un record est un document dont on a estimé, en raison de ce qu’il est, en fonction de sa valeur d’actif informationnel, etc. dont on a estimé qu’il devait être placé dans un lieu protégé où l’on veillerait sur sa vie en vue d’une consultation ou d’une utilisation éventuelle. Il y a un choix humain, ou du moins une validation de cette valeur de record. C’est exactement le sens de l’expression française « classer aux archives », expression qui a eu pendant des siècles strictement le même sens que « to file in the records ». En découvrant le records management comme on découvre un nouveau continent (sinon pourquoi s’agripper ainsi à l’expression anglaise ?), les Français ne font finalement que renouer avec un comportement tout à fait classique des administrations et entreprises françaises, mis à l’écart par un demi-siècle de sur-préoccupation des archives historiques et quelques décennies de GED hyper-collaborative.

Contrairement à la fantaisie de la loi française (1979, 2008) qui décide soudain que tout est archive, les Anglo-saxons font la différence entre les records et les non-records. Les « non-archives » en France n’existent pas ; on se demande même parfois si elles ne sont pas interdites par la loi… Il n’est pourtant ni honteux ni criminel de dire que la Nième copie d’un document existant par ailleurs n’a pas de valeur d’archives, que les gribouillis d’un collaborateur sans pouvoir de décision et lisibles par lui seul n’ont pas de valeur d’archives, que les données récapitulées dans un autre document n’ont pas de valeurs d’archives, etc. (voir la très significative liste des non records de l’État du Colorado à la fin du billet sur les archives courantes).

Compte tenu de l’abondance des données, du tsunami numérique, de l’infobésité, l’urgence en matière de records management est bien de distinguer ce qui doit être archivé en priorité et non de chercher d’hypothétiques outils qui archiveraient tout. Compte tenu du coût, tout garder parce que tout pourrait peut-être un jour intéresser un historien est un comportement irresponsable. Et la traduction de « record » par « document d’activité », décidée par l’AFNOR est elle-aussi irresponsable puisque, loin d’aider à y voir plus clair, elle rajoute une couche de confusion avec un néologisme insignifiant et étranger aux pratiques des utilisateurs.

2/ Le poids des documents

On aura beau dire et beau faire, tous les documents ne se valent pas. Les archives ne sont pas des boîtes de petits pois, précisément parce qu’elles ont des poids différents. Il y a entre pois et poids une lettre de différence, la lettre « d » : le d de document, le d de données, le d de dossier, le d de diplomatique…

Un contrat international entre deux groupes industriels portant sur des millions d’euros ou de dollars pèse objectivement plus que le projet non abouti de création d’une épicerie communale à Trifouillis-les-Oies, même si un historien de Trifouillis-les-Oies se moque du développement industriel et regrettera toute sa vie la disparition de cette note sans lendemain rédigée par un élu municipal de l’opposition un jour de pluie…

Il y a dans toute entreprise et dans toute administration des documents majeurs, généralement sous la forme de décisions, délibérations, contrats, conventions, qui sont les principaux « records ». La nécessité de les « classer aux archives » ne fait aucun doute et ne souffre aucune hésitation (sauf malveillante bien sûr).

Ces documents majeurs voient graviter autour d’eux des documents justificatifs ou explicatifs de ce qu’ils sont, de ce qu’ils disent, de ce à quoi ils servent. Le poids des documents maîtres rejaillit immanquablement sur les pièces justificatives et explicatives qui en sont solidaires.

Il faut ici attirer l’attention sur le fait que la typologie documentaire, le type ou le nom du document, est à elle seule insuffisante à déterminer la valeur d’un document. Cette valeur tient au rôle joué par le document dans la relation qu’il trace et/ou dans son impact sur d’autres personnes, d’autres actions.

Il y a ensuite des documents, beaucoup plus nombreux, qui jouent un rôle intermédiaire (attention, cela n’a rien à voir avec les archives intermédiaires) dans l’exercice des activités, et dont il faut assurer la conservation à moyen terme pour comprendre comment les choses se sont organisées et pour tracer le bon fonctionnement des organisations.

Enfin, il y a toutes sortes de papiers, fichiers, données qui entrent dans le processus, y font trois petits tours et n’ont plus qu’à s’en aller car ils ne portent rien de la décision.

Le poids au regard du risque de non disponibilité des documents dans le temps, critère majeur de l’archivage selon ISO15489, se traduit en durée de conservation, laquelle peut être très longue, longue, moyenne ou courte, en fonction des exigences réglementaires mais aussi des besoins constatés (voir le billet sur les durées de conservation).

Le caractère confidentiel ou vital, exigeant des mesures de sécurité particulières, doit être dissocié de la durée de conservation à laquelle il n’est pas corrélé : il y a des documents vitaux à conserver longtemps, des documents confidentiels à conserver peu de temps, etc. On rencontre les cas de figure. Il faut gérer le tout mais la conservation est prioritaire car comment assurer la confidentialité et la sécurité d’un document qui n’est pas conservé ?

3/ Le recul du temps

L’objection la plus courante à la détermination en amont d’une durée de conservation est que l’on ne sait pas aujourd’hui la valeur que tel document aura demain. C’est la notion de temps différé, expliquée dans le Référentiel Archivage managérial du CR2PA.

La réponse à cette objection est que la question n’est pas de savoir aujourd’hui toutes les valeurs que pourra porter ce document demain, mais de savoir au moment où il est produit quel est sa valeur primaire, c’est-à-dire pour quoi il a été produit, pour qui, dans quel cadre, avec quel objectif, avec quel risque : engagement contractuel, échange informel, notes personnelles, décision, aide à la décision, etc. Sur cette base là, il est tout à fait possible de définir une durée de conservation qui, si elle est bien gérée, ce que l’on peut espérer avec un bon système d’archivage/records management, sera périodiquement évaluée et le cas échéant révisée.

Quand on parle « records management », les archives historiques ne sont pas incluses dans le périmètre ; là aussi, il faut le répéter. Toutefois, les records sont le plus gros producteur d’archives historiques (voir le billet définition des archives historiques et théorie des quatre-quarts). Il est donc légitime qu’en tant que principal client des « records », les « archives » (arkhaillevz) aient un rôle de prescripteur sur le sort final des documents à échéance de leur durée de conservation.

De même, des documents dont la valeur de conservation n’était pas identifiée au moment de leur production, peuvent, sous l’effet d’une prise de recul de la situation, acquérir une valeur de conservation ou une nouvelle valeur de conservation, plus longue ou plus courte.

C’est bien pour cela qu’il y a besoin dans les entreprises de responsables de l’archivage managérial qui sachent sensibiliser les dirigeants et les collaborateurs à l’importance du geste d’archiver ce qui le mérite, qui aident à produire et maintenir des référentiels cohérents pour la gestion des risques liés aux traces ou à l’absence de traces des actes engageants, pour bien les gérer dans le temps, quelqu’un qui pilote le dispositif logiciel approprié pour mettre en œuvre ces exigences d’entreprise.

La question sur les systèmes appelle une réponse en deux points : un point de qualité et un point de temporalité.

1/ Les fonctionnalités

La première qualité d’un système de records management (un système d’archivage pour parler français) est de posséder les fonctionnalités minimales qui garantissent la maintenance de la qualité des documents dont la gestion lui est confiée. Ces fonctionnalités, ces core records management requirements concernent:

  • d’une part la qualité matérielle des objets archivés, c’est-à-dire la prise en charge et le contrôle de l’objet à l’entrée en référence à des règles prédéfinies (vérification de la conformité aux critères d’admission car ce n’est en aucun cas le système qui crée le record !), la maintenance de la lisibilité, la mise à disposition des contenu via des métadonnées et des moteurs de recherche, la sécurité contre des accès non autorisés ;
  • d’autre part la gestion du cycle de vie du document archivé avec l’attribution obligatoire d’une durée de conservation motivée, définitive ou à réviser mais exprimée et gérable, et les moyens de piloter la fin de la destruction et les modalités de celle-ci, ou les étapes de révision. Tout ceci est bien sûr indissociable d’une qualification de la valeur et du contenu des documents archivés, en regard d’une cartographie préalable de ce que devrait être le fonds d’archives géré, cartographie appelée parfois plan de classement (mais ce terme est lui aussi tellement polysémique…).

Porte RecordsCe premier point recueil en général l’adhésion des gens qui se réclament du records management, mais beaucoup de systèmes ne répondent pas correctement au pilotage du cycle de vie. Quand on me demande la différence essentielle entre un système de GED et un système d’archivage, je réponds invariablement que c’est la capacité à piloter le cycle de vie au moyen d’un référentiel préétabli au niveau général de l’entreprise ou de l’institution. Il est bien évident que ce n’est pas chaque collaborateur qui est à même de dire, seul dans son activité et pour toute l’entreprise, la valeur collective de son document.

2/ Le moment de l’archivage

La question du moment de l’archivage est d’autant plus cruciale en France qu’elle fait face, d’un côté, à des lustres de négligence du concept de record creation et, de l’autre, à la pratique ravageuse des archives intermédiaires. Sauf quelques exceptions (le bureau d’ordre au ministère des Affaires étrangères par exemple), les archives intermédiaires ont déplacé en quelques décennies le geste responsable d’archiver de son point de départ initial (la création du document) au moment où le document n’est plus utilisé couramment par son producteur. Cette cassure, d’ordre logistique, est lourde de conséquences car elle a en quelque sorte « plié » le cycle de vie du document au mauvais endroit. Et comme elle est inscrite dans la réglementation des archives, on se demande comment on va sortir de ce mauvais pli. Pourtant, en français comme en anglais, et comme dans toutes les langues, le sens du verbe archiver, ou de l’expression « classer aux archives », insiste dans son essence sur la mise en sécurité du document, en raison de sa valeur et donc dès sa production. La record creation correspond au moment où le document est finalisé, figé, approuvé, signé, diffusé. J’insiste ici sur la notion de diffusion ou de transmission car elle aussi importante que négligée en général dans les pratiques actuelles.

C’est bien au moment où un document acquiert sa valeur engageante par la validation et surtout la transmission (et ses conséquences éventuelles), qu’il « devient » record, et par conséquent qu’il doit être géré en sa qualité de record, autrement dit qu’il doit être archivé, au sens originel du terme.

Étymologiquement, c’est l’enregistrement qui crée le record mais c’est parce qu’il a une valeur de record que le document est enregistré; c’est la signature et l’envoi qui crée l’archive, parce que c’est à ce moment là que la responsabilité de ce qu’on a dit et fait est tracée. C’est ce moment qui initie la durée de conservation.

En résumé

Les records sont des documents qui possèdent une valeur qui justifie leur conservation et ils doivent être archivés dès qu’ils acquièrent cette valeur, le plus souvent au moment de leur production, parfois en différé en fonction de leur rôle dans un dossier ou du contexte qui actualise cette valeur.

En aucun cas, le simple fait de mettre n’importe quel papier ou fichier dans un système de records management n’aura pour effet de créer un record au sens du records management.

Pour revenir à l’œuf et à la poule, il en ressort que, si l’œuf précède la poule, l’œuf est le record qui, grâce aux bons soins de la fermière-responsable de processus, va donner naissance au système. Et si la poule précède l’œuf, la poule est le processus qui va « pondre » le record lors de l’étape clé de validation. Il y a deux poules, celle qui pond l’œuf et celle à laquelle l’œuf va donner naissance une fois couvé. Il y a deux processus : le processus métier qui donne naissance au document à risque ; le processus d’archivage qui gère ce risque.

Un bon système de records management est :

  1. un système où les documents qui présentent une valeur de conservation à l’échelle de l’entreprise ou de l’organisme sont archivés dès l’acquisition de cette valeur ; et
  2. un système où tous les documents conservés ont été qualifiés et que cette qualification justifie la conservation.

Inversement, un système de records management perfectible est un système où une partie des actes et des traces des responsabilités n’a pas été enregistrée et où sont conservés des documents qui ont perdu leur statut de record ou qui ne l’ont jamais eu.

Les solutions logicielles d’archivage doivent être au service des principes du records management et non artificiellement rattachées à lui.

 

 

Publié par Marie-Anne Chabin, 24 février 2014

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http://transarchivistique.fr/le-record-loeuf-la-poule/feed/ 1
Document, Records et Knowledge (management) http://transarchivistique.fr/document-records-et-knowledge-management/ Thu, 29 Aug 2013 14:05:06 +0000 http://transarchivistique.fr/?p=174 Continuer la lecture ]]> Publié par Marie-Anne Chabin, 29 août 2013

L’un d’entre vous, dans son commentaire au sondage sur les archives courantes (voir article précédent) me demande un éclaircissement sur les expressions : « RM Non courant » « RM Courant » « KM » « KRM ».  C’est facile et délicat à la fois.

Je tente de répondre, en ajoutant la notion de DM au RM et au KM. Et puis j’arrête les sigles parce leur usage excessif est vite jargonnant et prétentieux pour ceux qui ne les pratiquent pas du matin au soir (voir là-dessus mon billet de blog Pro : « Vous avez un problème de RM avec le SAE ; il faut ajuster la DUA et respecter la DUC »).

« Records management courant ou pas courant » : hum… Pour moi, ça ne veut pas dire grand chose, sauf à considérer que :

  • il est assez courant de mélanger archivage, records management, archives, documents ;
  • il n’est pas courant en revanche de rencontrer des gens qui sont à l’aise avec toutes ces notions.

J’ai mis dans le titre du billet quatre mots : document, record knowledge et management. Ces quatre termes sont relativement clairs en anglais, moins en franglais évidemment. Mais le français est encore une langue où l’on peut s’exprimer clairement, du moins je veux le croire.

Management, c’est la gestion, l’organisation, le contrôle, la maîtrise, etc. selon le contexte. Il n’existe pas, sauf dans les dictionnaires à trois sous, de traduction parfaite des mots, surtout des concepts. En revanche, il est tout à fait possible d’expliquer n’importe quelle idée dans n’importe quelle langue, sauf si on parle de choses que le pays des locuteurs de la langue d’arrivée n’ont jamais vu comme un wapiti ou la taïga (voir le billet Traductibilité), mais ce n’est pas le cas ici car les documents que l’on crée, que l’on archive et que l’on consulte, ça existe aussi en France et même depuis longtemps…

Quand on parle de document management, records management ou knowledge management, la première chose est de définir et qualifier l’objet documentaire géré. Comment définir un objet documentaire ? Par sa valeur et par son rôle, non ? Par sa valeur et par son rôle au regard des objectifs ou des besoins de celui qui en parle. À quoi servent les documents ? À de multiples choses ou à rien du tout…

Les trois termes anglais insistent sur trois valeurs majeures des documents dans l’entreprise :

  1. la valeur immédiate pour le travail quotidien (document) ;
  2. la valeur de preuve et de trace pour la défense des intérêts vis-à-vis de tiers, à plus ou moins longue échéance (record) ;
  3. la valeur d’information, de connaissance, de mémoire  des idées et des faits (knowledge).

Quand un objet documentaire (fichier, image, dossier…) possède deux de ces valeurs ou les trois (on pourrait donner des exemples concrets), il est pertinent et économique de mutualiser les traitements et les outils. On parlera donc de :

  • document and record management  / GED et archivage
  • document and knowledge management, proche de la gestion de contenu
  • records and knowledge management / archivage et gestion des connaissances
  • document, record and knowledge management (DRKM…), la totale, ce qui tend vers la gouvernance de l’information.

KRMLe KRM (knowledge and records management) est une expression assez peu fréquente encore mais qui a été superbement commentée par Nathalie Morand-Khalifa sur le blog du CR2PA : L’archivage managérial et le « KRM » (Knowledge & Records Management). Elle conclut : « En effet, analyser l’information managée par le KM ou relevant du RM, c’est constater que ces deux démarches ont un périmètre documentaire commun. Il s’agit de prendre en compte des documents à la fois engageants mais aussi de connaissance. Ils sont engageants pour l’entreprise ou ses dirigeants et de connaissance pour les collaborateurs. ».

CQFD.

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Les archives courantes, une expression logistique, confuse et contre-productive http://transarchivistique.fr/les-archives-courantes-une-expression-logistique-confuse-et-contre-productive/ http://transarchivistique.fr/les-archives-courantes-une-expression-logistique-confuse-et-contre-productive/#comments Thu, 27 Jun 2013 07:15:32 +0000 http://transarchivistique.fr/?p=99 Continuer la lecture ]]> Publié par Marie-Anne Chabin, 27 juin 2013

Ce billet entend mettre en évidence le flou archivistique (qui n’a rien d’artistique) qu’alimente depuis quelques décennies cette expression bien française d’archives courantes. Il y a déjà longtemps (notamment dans Archiver, et après ? en 2007) que je dénonce les confusions, dans les discours et sur le terrain, imputables aux « archives courantes ». Ces deux mots, ensemble mais aussi séparément hélas, désignent une réalité aux contours incertains et finissent pas décrédibiliser ceux qui les emploient. C’est pourquoi je ne les emploie plus depuis belle lurette, sauf ici, justement, pour expliquer mon point de vue.

Partant des définitions officielles, des emplois constatés de l’expression, de mes observations au cours de ma carrière, et bien sûr la théorie des trois âges et sa modification, je vais tenter de décortiquer l’expression face aux exigences d’archivage des entreprises et de l’administration aujourd’hui.

Une notion officielle qui tend vers la logistique

Les archives courantes figurent dans les glossaires archivistiques mais pas dans la loi française. Il faut le rappeler. Dans la loi sur les archives du 3 janvier 1979 comme dans celle du 15 juillet 2008 qui l’amende, l’expression « archives courantes » n’apparaît pas. On trouve évidemment la définition des archives, à savoir, dans la version 2008 : « Les archives sont l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité ». L’adjectif « courant » n’est utilisé qu’une seule fois (article L. 212-2. du code du patrimoine) : « À l’expiration de leur période d’utilisation courante, les archives publiques autres que  celles mentionnées à l’article L. 212-3 font l’objet d’une sélection pour séparer les documents à conserver des  documents dépourvus d’utilité administrative ou d’intérêt historique ou scientifique, destinés à l’élimination ».

L’expression « archives courantes » apparaît à diverses reprises dans les décrets d’application, notamment le décret n° 79-1037 du 3 décembre 1979 qui définit la compétence des services d’archives publics. L’article 2, indique que la direction des Archives de France exerce le « contrôle de la conservation des archives courantes dans les locaux des services, établissements et organismes publics, y compris les offices publics ou ministériels, qui les ont produites ou reçues ». C’est l’article 12 dudit décret qui donne la définition : « Sont considérés comme archives courantes les documents qui sont d’utilisation habituelle pour l’activité des services, établissements et organismes qui les ont produits ou reçus. La conservation des archives courantes incombe, sous le contrôle de la direction des Archives de France, aux services, établissements et organismes qui les ont produites ou reçues ».

Ces textes officiels disent donc :

  • que les archives sont tous les documents produits et reçus par un service dans l’exercice de son activité, ce qui est très large ; beaucoup y ont vu le sens de « tout est archive », même le plus humble gribouillis qui pourrait éclairer l’historien sur tel ou tel aspect de telle ou telle affaire ; en tout cas, ce n’est pas au service producteur d’en décider mais à l’archiviste ;
  • que la qualité d’archives courantes est liée à l’usage que le service producteur a ou fait des documents ;
  • que les archives courantes sont conservées dans (par) les services producteurs.

Ces notions sont reprises par les dictionnaires archivistiques :

Archives courantes : dossiers ouverts ou récemment clos, gardés dans les bureaux pour le traitement des affaires (current records) dans le Dictionnaire des archives, français-anglais-allemand : de l’archivage aux systèmes d’information (AFNOR, École nationale des chartes, 1991)

Archives courantes : dans le cycle de vie des archives, documents qui sont d’utilisation habituelle et fréquente pour l’activité des services, établissements et organismes qui les ont produits et reçus, et qui sont conservés pour le traitement des affaires (en : current records, records), dans le Dictionnaire de terminologie archivistique, direction des Archives de France, 2002, en ligne.

La définition de la circulaire du 2 novembre 2001 relative à la gestion des archives dans les services et établissements publics de l’État, dite circulaire Jospin, varie légèrement : «  dans le cycle de vie des archives, ce sont les documents utilisés pour le traitement quotidien des affaires et dont la conservation est assurée dans le service d’origine ».

Au cours de la dernière décennie, à l’ère du web, les glossaires privés se sont multipliés. Les définitions ne sont plus seulement émises par les institutions mais formulées et diffusées par les prestataires.

On peut lire sur le site du cabinet de conseil en dématérialisation XDEMAT : « L’âge des archives courantes correspond au moment de la création des documents et des dossiers. Il dure tant que ces documents sont immédiatement et quotidiennement utiles aux affaires qui ont nécessité leur création ».

En août 2012, le Nouvel économiste consacre un article en ligne à la fonction de records manager, avec l’interview, entre autres, du consultant Philippe Lenepveu qui conclut ceci : « Les archives papiers courantes sont rangées dans les bureaux, les intermédiaires dans les couloirs et les définitives à la cave ».

Je ne prendrai qu’un exemple. J’ai pu voir à la fin des années 1980 en haut d’une armoire du bureau du directeur départemental de l’Agriculture et de la Forêt du département où j’exerçais comme archiviste départemental, deux règlements d’eau originaux, datant de 1798 (c’est bien 1798 et non 1978 !). Ces documents étaient maintenus dans ce lieu de conservation approximatif par le fait que le fonctionnaire en question estimait qu’il pouvait en avoir besoin vu que ces règlements étaient partiellement encore en vigueur et qu’il avait assez de place dans son bureau directorial. Si je considère la définition ci-dessus, ces règlements d’eau de 1798 sont des archives courantes… Si le directeur avait un bureau plus étroit et qu’il soit contraint de réduire son espace de rangement et d’éloigner certaines boîtes d’archives, les mêmes documents, d’un coup, ne seraient plus des archives courantes. En plagiant Pascal, on pourrait dire : plaisante archivistique qu’une surface borne !

En résumé, les archives courantes sont dans le bureau parce qu’elles sont utilisées, ou encore, puisqu’elles sont dans le bureau, elles sont d’utilisation courante (histoire classique d’œuf et de poule).

Mais voilà que l’on assiste depuis quelques années à un phénomène curieux : les archives courantes sortent du bureau… Le décret du 17 septembre 2009 autorise (enfin !) l’externalisation chez un prestataire de la conservation des archives publiques. En conséquence, on voit de plus en plus d’appels d’offre pour « le dépôt, la conservation et la gestion des archives courantes et intermédiaires ». Alors, les archives courantes sont dans les bureaux ou chez le prestataire ? Seraient-elles aux deux endroits à la fois ? Auraient-elles le don d’ubiquité ? Autre explication : les archives courantes courent très vite, de plus en plus vite, et font l’aller-retour bureau-prestataire en un clin d’œil. Pourquoi pas des archives sprinteuses ?

Tant que les textes de référence utilisant ce vocabulaire restaient dans la sphère des archivistes, on pouvait se dire que le flou était circonscrit. Mais la CNIL a emboîté le pas  claudiquant de l’administration des archives et repris à son compte, en 2005 les trois âges des archives version réglementation de 1979. Ainsi, la recommandation de la CNIL du 11 octobre 2005 « a vocation à s’appliquer aux archives dites courantes, intermédiaires et définitives, ainsi définies :

  • par archives courantes, il convient d’entendre les données d’utilisation courante par les services concernés dans les entreprises, organismes ou établissements privés (par exemple les données concernant un client dans le cadre de l’exécution d’un contrat) ;
  • par archives intermédiaires, il convient d’entendre les données qui présentent encore pour les services concernés un intérêt administratif, comme par exemple en cas de contentieux, et dont les durées de conservation sont fixées par les règles de prescription applicables ;
  • par archives définitives, il convient d’entendre exclusivement les données présentant un intérêt historique, scientifique ou statistique justifiant qu’elles ne fassent l’objet d’aucune destruction.

On reste, pour les archives courantes, sur un pur critère d’utilisation, sans avancer sur la valeur de conservation par le détenteur, ce qui n’aide pas à résoudre la question de la destruction des données à caractère personnel (mais ceci est un autre débat).

Même les archivistes ne comprennent pas tous la même chose…

La « logisticité » des textes serait un moindre mal si les professionnels partageaient la même interprétation de la notion d’archives courantes et mettaient derrière cette expression la même réalité. Or, on en est loin !

Mal à l’aise depuis des lustres avec l’à-peu-près des définitions officielles et leur pauvreté archivistique, j’ai souvent discuté ce point avec des collègues archivistes, discussions qui ont conforté mon constat de confusion et de blocage. Il y a bientôt trois ans, j’ai réalisé, via le forum de l’Association des archivistes français (AAF), une petite enquête, sur le sens et l’emploi des mots archives courantes et intermédiaires. Seize collègues m’ont envoyé des contributions argumentées et détaillées. Je reprends ici les principaux points de ma synthèse, toujours en ligne dans les archives du forum de l’association (je me garderai bien de dire si ce sont des archives courantes, intermédiaires  ou définitives…) :

Le panel de répondants se répartit en trois groupes :

  1. le premier groupe se déclare en ligne avec la réglementation : théorie des trois âges liant l’âge du document à sa localisation (sans critique de la valeur du document qui n’est prise potentiellement en compte que plus tard) et/ou à son usage (consultés plus ou moins fréquemment) ;
  2. le deuxième groupe utilise la théorie des trois âges mais distingue surtout deux grands blocs : les documents qui servent aux services (sans nécessairement les qualifier de courants ou d’intermédiaires qui ne parlent pas aux interlocuteurs de l’archiviste) et les archives historiques ;
  3. le troisième groupe reconnaît que la théorie des trois âges est d’abord logistique mais considère qu’elle vient en appui de la démarche de records management basée sur la valeur intrinsèque des documents et le risque de leur non disponibilité. Pour ceux qui n’ont pas suivi une formation archivistique, la frontière entre archives courantes et archives intermédiaires n’est pas très explicite mais ils contournent tant bien que mal la difficulté.

Il ressort surtout de l’enquête des interprétations opposées de ce que recouvre l’expression « archives courantes » : ce sont pour les uns « les documents qui ne sont pas encore validés » et pour les autres les documents « dès leur signature et au moment même de leur entrée en vigueur »…

Dans le flou, il est clair que :

  • l’expression « archives courantes » n’est pas comprise par les services producteurs ; elle n’est pas naturelle ; c’est du jargon d’archiviste, une expression étrangère à leur culture générale ;
  • l’adjectif « courantes », qui évoque les affaires courantes, réduit la question à un enjeu de disponibilité matérielle des dossiers, à l’usage de l’information, sans s’intéresser à la valeur intrinsèque des documents considérés ;
  • l’acception légale pan-historique du mot archives et la gestion saine d’une entreprise au XXIe siècle sont antinomiques.

Le fait est que l’on trouve aujourd’hui en France un nombre non négligeable d’individus, archivistes ou consultants, qui affirment que le records management correspond à la gestion des archives courantes, tandis que d’autres affirment, avec non moins d’aplomb, que le records management correspond à la gestion des archives intermédiaires. Et on voudrait que la France archivistique se porte bien ! Ça me suggère plutôt d’allumer un cierge à sainte Rita…

La différence d’interprétation de ce que sont concrètement les archives courantes a-t-elle un impact sur le contrôle scientifique et technique de l’administration des Archives, et plus précisément sur le visa de destruction des archives publiques ? Si j’ose poser la question : le contrôle scientifique et technique (CST) doit-il s’exercer sur les archives courantes ?, je sens déjà sur moi l’œil noir des puristes : « Toute élimination est INTERDITE sans le visa du directeur des Archives ! ». Mais si on retient l’acception « documents de travail des utilisateurs, non validés ou copies d’autres documents », le fait de soumettre la destruction de la paperasse au contrôle de quelqu’un d’extérieur qui a parfois du mal à apporter un justificatif recevable à cette exigence. Je témoigne ici de ma propre expérience car on m’a fait boire de ce vin-là au début de ma carrière, avant que je puisse m’échapper dans le vaste monde et me dégriser dans son air vivifiant.

Dans les derniers jours d’octobre 2001, sur le forum de l’Association des archivistes français, une archiviste hospitalière non chartiste (ceci n’est pas neutre) pose la question suivante, de mon point de vue tout à fait pertinente : « Je suis à la recherche d’une définition précise de « document de travail », le document de travail étant un document qui ne serait pas soumis, lors de l’élimination, au visa des AD ».

La question récolte principalement deux réponses péremptoires de la part de collègues chartistes (ceci n’est pas neutre) qui se posent en gardiens du temps. Voici deux extraits de ces réponses :

A –«  La notion de document de travail n’est pas une notion qui a cours en archivistique pour exclure du champ des archives certains documents qui ne seraient pas des archives parce que ce serait des « documents de travail » S’il s’agit de désigner les versions intermédiaires d’un texte ou d’un rapport qui est en phase d’élaboration et si l’on exclut le cas particulier des « papiers de corbeille », ces documents-là sont des archives comme les autres, au titre de « version préparatoire », « projet », etc. Ce sont simplement des pièces d’un dossier d’élaboration ou de négociation et le sort à leur donner figure en toutes lettres dans nombre de circulaires de tri et d’élimination. Ensuite,  la loi et la réglementation française ne laissent pas en principe au producteur d’archives le soin arbitraire d’éliminer en choisissant le critère lui-même ».
B – « Je m’étonne du message de NN, concernant le « document de travail ». Sous réserve de vos remarques, il me semble que la législation française ne reconnaît que les « archives » et parmi elles les « documents administratifs » (qui sont soumis à des règles de communication particulières). En effet, selon les articles 1 et 3 de la loi de 1979, tous les documents qui sont produits dans un service administratif d’un hôpital sont des archives publiques (quel que soit le statut de l’hôpital : établissement public communal, intercommunal, etc.). Il est clair que les services peuvent détruire sans visa les « papiers de corbeille » (c’est le terme de la brochure « les archives c’est simple » de l’AAF sur les archives des administrations) : brouillon (et encore, sous réserve que le brouillon ne porte pas d’annotations d’une autorité supérieure recelant des éléments uniques quant à l’élaboration de la décision), double, formulaire vierge, prospectus, documents reçu pour information n’ayant donné lieu à aucun traitement. Ce sont à ma connaissance les seuls documents (avec la documentation) qui ne nécessitent pas le visa ».

C’était il y a douze ans mais les choses ont-elles vraiment évolué ? J’ai vu il y a quelques années un jeune directeur d’Archives départementales exiger des services du Conseil général qu’ils soumettent à son visa tous les fichiers numériques entassés sur les serveurs de la collectivité, informes et oubliés, et que le service informatique voulait purger ; il faut préciser que les serveurs stockaient déjà à l’époque 85 millions de fichiers… Des sourires se dessinèrent sur les visages autour de la table de réunion ; seul l’archiviste ne les vit pas… Ayatollisme ne rime pas avec raisonnabilité.

Enfin, on peut faire remarquer que les archives courantes sont finalement rarement considérées pour elles-mêmes, seules, en tant qu’entité indépendante. Elles sont presque toujours chaperonnées par les archives intermédiaires (qui, elles, sont plus émancipées et sortent parfois non accompagnées…) : on parle très peu d’archives courantes ; on parle souvent d’archives courantes et intermédiaires. J’en veux pour preuve le rapport « Quel avenir des Archives de France ? », présenté en mars 2011 par Maurice Quénet, dont j’ai déjà regretté le conformisme dans un autre billet. On trouve dans ce rapport 14 occurrences de l’expression « archives courantes » et les 14 fois, elle est accolée à « intermédiaires ».

Les archives courantes et intermédiaires, ce sont les Dupont et Dupond de l’archivistique, ils sont toujours ensemble et on a du mal à les distinguer ! La comparaison est-elle flatteuse ?…

Avec une grande école qui forme les archivistes depuis 1821, avec une dizaine de formations universitaires en archivistique, avec une association professionnelle créée en 1904, comment se fait-il que les concepts de base soient encore si flous en France ?

Les archives courantes, un machin contre-productif pour l’archivage…

Pendant ce temps, les services producteurs se demandent : « Mais, parmi tous ces documents, que faut-il archiver ? ».

Il y a nécessité pour une entité juridique d’archiver les documents qui l’engagent et constituent sa mémoire institutionnelle, par opposition aux documents informels, redondants, pléthoriques, qui ne présentent pas d’intérêt pour l’institution, qui ne sont ni authentiques, ni fiables, ni exploitables. Or, cette partie de l’ensemble des données circulant dans l’entreprise est, du fait des outils de reproduction et des réseaux, toujours plus large dans l’entreprise. Ma pratique de l’entreprise ne me laisse aucun doute là-dessus.

Le néologisme « documents d’activité » pondu par l’Afnor il y a deux ans ne change rien à l’affaire ; ce n’est pas une question de traduction, c’est une question de compréhension !

On assiste à un dialogue de sourds entre le dogme « tout est archive » et la vraie vie dans les entreprises. D’un côté, le slogan « il est interdit d’éliminer quoi que ce soit sans le visa de l’administration des archives » parfois empreint d’un complexe de supériorité ; de l’autre les monceaux de dossiers ventrus, entassés sans hygiène documentaire, engraissés par le tsunami numérique des réseaux et de la messagerie.

Le records management est à la mode en France. On m’objectera que c’est plus qu’une mode, que c’est une nécessité pour maîtriser l’information numérique. Oui, en soi, c’est bien cela. Mais c’est aussi une mode dans le sens où certains se parent d’un surplis « RM » par-dessus de vieux oripeaux pour faire croire qu’ils sont dans le coup. Ils ne trompent que ceux qui aiment à se laisser abuser par des formules anglo-saxonnes ou que le jargon rassure.

Ce qui caractérise avant toute autre chose le records management, c’est qu’il commence par distinguer ce qui est « record » de ce qui ne l’est pas, sur la base de la valeur que porte le document pour celui qui le détient. Sont reconnus ou déclarés « records » les documents qui engagent l’auteur et le destinataire et/ou qui présentent une valeur métier à être conservés par l’entreprise ou l’institution productrice. Par opposition, les autres documents, ce qui relève de la documentation de travail sans valeur justificative ou explicative (copies de documents externes ou éléments intermédiaires non validés de fabrication des documents définitifs) ne doivent pas être archivés.

La réglementation française ne dit pas cela ; elle dit même le contraire. Ce point est capital car c’est là le fond du problème.

Le schéma ci-dessous, capturé d’un site néo-zélandais il y plusieurs années (il n’est plus en ligne), illustre parfaitement le moment de la record creation, le moment où le document, du fait d’un workflow prédéfini ou du fait d’un choix humain, passe de l’environnement utilisateur (user controlled) à l’environnement d’entreprise (corporate controlled), moment où il est pris en charge par des règles d’entreprise (et les outils associés, le cas échéant).

Flèche rouge néozélandaise

Le records management, donc, distingue les records des non records. Ce principe est essentiel et pourtant il est quasiment absent de la pratique française.

A titre d’exemple, voici la liste des « non records » que l’on trouve dans les pages web « records management » de l’État du Colorado (US) et que mes étudiants connaissent bien : « Il n’y a aucune obligation de conserver les types de documents suivants; ils peuvent être détruits dès qu’ils n’ont plus d’utilité pour leur détenteur :

  • Journaux et imprimés reçus de l’extérieur, publicité commerciale
  • Copies de correspondance, etc. n’ayant qu’une valeur de diffusion
  • Bordereaux d’envoi sans information additionnelle
  • Notes et mémos qui ne tracent aucune responsabilité
  • Brouillons des lettres, notes, rapports, etc. qui ne comportent pas d’éléments significatifs pour la production des documents engageants.
  • Fiches de circulation des documents, post-it, mémos
  • Stocks de publications périmés.
  • Messages téléphoniques sans valeur ajoutée.
  • Livres ou objets de musée acquis à des fins culturelles.
  • Copies de documents déjà archivés.
  • Notes manuscrites ou enregistrements qui ont été transcrits.
  • Documents temporaires ou intermédiaires sans lien avec la décision ».

Cette liste ne soutient pas la comparaison avec l’expression d’antan « papier de corbeille ».

Il me faut maintenant revenir à l’origine de l’expression française « archives courantes » et à la formation de la non moins française théorie des trois âges des archives. Je ne saurais affirmer que l’expression « archives courantes » n’existait pas avant les articles d’Yves Pérotin (toujours difficile de prouver une non-existence…) mais il est certain que c’est à Yves Pérotin que l’administration des Archives l’a empruntée. Malheureusement, la définition a été biaisée, charcutée, et surtout la pensée d’Yves Pérotin a été trahie.

Que proposait Yves Pérotin ?

Pérotin était l’archiviste du département de la Seine à la fin des années 1950. À cette époque, les bureaux de l’administration commençaient déjà à déborder, au moins à Paris, et Pérotin eut à cœur de proposer des solutions adaptées pour les archives de ces services. Il alla donc faire du « benchmark » aux États-Unis et en Grande-Bretagne, où des procédures de « records management » se mettaient en place. En 1961, il formula la théorie des trois âges. Voir plus de détail : http://www.marieannechabin.fr/archiver-et-apres/2-archiver-ou-conserver/.

Il transposa en français les expressions anglo-saxonnes current records, non current records et archives en archives courantes, archives intermédiaires et archives archivées (au passage, l’opposition records/archives est toujours aussi difficile à restituer…). Mais dans l’esprit de Pérotin la notion de records était clair.

Pérotin explique que, pour le premier âge des archives, « il faut seulement obtenir que les bureaux fabriquent de bonnes archives et constituent des dossiers que n’encombrent pas les inutilités ». Il prêche donc pour une intervention dans la production des dossiers limités aux seuls documents pertinents.

On est loin du tri a posteriori. On est loin de « À l’expiration de leur période d’utilisation courante, les archives […] font l’objet d’une sélection pour séparer les documents à conserver des  documents dépourvus d’utilité administrative ou d’intérêt historique ou scientifique, destinés à l’élimination » (article L. 212-2. du code du patrimoine).

On est proche en revanche de cette exigence de produire de bonnes archives (to create relevant records) sans cesse rappelée dans les normes internationales sur le records management et dans de nombreux documents de référence, par exemple dans ce Records Management Maturity Model que propose le site britannique JISC.InfoNet qui énonce: “Institutions should decide – and staff must know – what records need to be created and kept to protect the interests of the organisation and its stakeholders”. La vision de la loi française sous-tend cette idée que seuls les archivistes seraient habilités à dire ce qui est important pour l’histoire. Les producteurs disent si c’est utile pour eux ou pas, puis les archivistes déménagent ce qui n’est plus utile et en font leurs choux gras. On navigue entre hypocrisie et défiance.

Par ailleurs, il est tout à fait possible pour un archiviste curieux et attentif de sélectionner pour les archives historiques des documents qui n’ont jamais été archivés as records, par leur producteur; c’est ce que j’ai essayé de démontrer avec la théorie des quatre-quarts dans mon billet sur les archives historiques.

Conclusion

Les promoteurs de la loi française sur les archives n’ont pas compris ou pas voulu comprendre ce qu’Yves Pérotin s’est efforcé d’expliquer à l’administration française. La loi de 1979 est une loi « orientée histoire » (celle de 2008 tout autant) et à ce titre elle a sa place dans le code du patrimoine.

Ce qui manque en France, c’est une loi sur l’archivage, par opposition à une loi sur les archives. Une loi sur l’archivage des documents qui ont une valeur d’archives pour l’administration qui les produit ou reçoit, ces documents qui engagent la responsabilité de l’administration, des établissements publics, des collectivités voire des entreprise, une loi qui donne un cadre à la production, au classement et à la conservation des documents publics dont les services publics sont comptables, propriétaires et responsables. On a des bouts ; on n’a pas de politique publique sur l’archivage.

Mais l’espoir n’est pas perdu quand on voit que de jeunes archivistes font l’effort de relire Pérotin cinquante ans après et qu’ils comprennent tout à fait normalement ce que Pérotin expliquent ; voir à ce sujet le billet de Lourdes Fuentes Hashimoto et Pierre Marcotte.

Supprimez les archives courantes !

Libérez les archivistes !

Réhabilitez l’archivage !

Il n’y a pas sur ce blog le petit « like » qu’on trouve habituellement ni de « unlike » ; je l’ai enlevé car ce petit pouce me fait trop penser au cirque romain… Mais vous pouvez-vous exprimer pour dire, non pas si vous aimez ou pas, mais les points avec lesquels vous êtes en phase ou en désaccord (bouton « Réagir » en haut de la page). Sinon, merci de répondre au sondage (anomyme).

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