Article rédigé pour le 25e anniversaire de Project Consult (Dr. Ulrich Kampffmeyer), paru début juillet 2017 sur le site de Project Consult aux côtés d’une centaine de contributions variées sur la gouvernance de l’information, en allemand, en anglais et en espagnol.
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La société numérique accélère beaucoup de choses : les échanges, la production de données issues de ces échanges au moyen des réseaux (Internet, réseaux d’entreprise, réseaux sociaux, objets connectés…), et donc la recherche de nouveaux outils pour gérer ces données.
Cette accélération du remplacement des technologies récentes de gestion de l’information par des technologies encore plus récentes est flagrante. Elle transparaît notamment dans le titre de nombreux articles professionnels sur les outils numériques et les sciences de l’information qui constatent la mort d’une solution ou prédisent sa fin prochaine.
La question est : qu’est-ce qui meurt vraiment et qu’est-ce qui est vraiment nouveau ?
Voici quelques extraits relevés sur différents sites professionnels au cours des derniers mois :
The Death of ECM and Birth of Content Services, par Michael Woodbridge, 5 janvier 2017
“ECM (Enterprise Content Management) is now dead (kaput, finite, an ex-market name), at least in how Gartner defines the market. It’s been replaced by the term Content Services, a strategic concept that covers three aspects, namely Content Services Applications, Platforms and Components.”
La GED, c’est fini !, par Philippe Goupil, 27 février 2017
« Il est maintenant trop tard pour considérer la GED comme une solution d’avenir! »
Das Ende der Digitalisierung und eine neue « Logik » für Value@Scale … par Dr. Winfried Felser, le janvier 2017
>>Laisser de côté la numérisation pour porter attention à la valeur ajoutée.
Blockchain is dead, long live the Blockchain, par Chris M Skinner, décembre 2016
“blockchain is far from dead. It’s just entered the trough of disillusionment. Often a technology is perceived to be massive but, because we over estimate how fast it will take off, we get disillusioned with the fact that nothing much is happening and so we start to feel it’s not going to happen.”
The Blockchain is dead. Long live the DLT, par Sven Korschinowski, 13 mars 2017
“As a result, neither the Blockchain, nor the DLT technology is dead or irrelevant, it is just about the positioning of different players on the market right now. Due to this fact, the technology reached a new stage of maturity.”
Google annonce la mort du moteur de recherche traditionnel et l’avènement de l’Age de l’assistance, par Jean-Luc Raymond, 28 mars 2017
>> L’utilisateur ne recherchera plus l’information via des sites, des mots-clés et un moteur de recherche ; la recherche d’information se fera par une interface vocale ou par le biais d’objets connectés.
La fin de l’internet est-elle pour bientôt ?, par Juliette Marzano, 2 février 2017
« L’Internet pourrait s’effondrer d’ici 2023, selon certains experts, qui ont soulevé, lors d’un colloque à la British Royal Society en 2015, une crise de capacité imminente (« capacity crunch ») du réseau en ligne ».
Le Big Data est mort ! Vive la donnée centrée sur la Valeur ! par Laurent Guiraud, 22 février 2017
« Après avoir sombré dans la désillusion durant l’année 2014, depuis 2015 le Big Data ne figure plus dans la courbe d’évolution de l’adoption des technologies émergentes du Gartner. En 2016, de multiples POCs se sont achevés, mais ne sont pas transformés en projets industriels.
C’est un fait, le Big Data est mort… et le marché l’a tué. »
Quelle hécatombe en quelques mois !
La lecture de cette série d’articles m’en rappelle un autre qui m’avait beaucoup marqué il y a près de quinze ans. En 2003, maître Isabelle Renard a publié un article titré « L’original est mort, vive la trace numérique ! » (http://www.journaldunet.com/solutions/0302/030227_juridique.shtml). La formule est bien sûr un clin d’œil à la sentence « Le roi est mort, Vive le roi » prononcée traditionnellement et très officiellement lors du décès d’un roi, saluant à la fois le roi défunt et le nouveau roi qui lui succède. Le sens de la formule est celui de la continuité et non de la rupture. Le roi Jacques n’est plus, Vive le roi Pierre ! Peu importe le nom du roi, c’est la fonction qui compte. Le roi n’est que la manifestation de la royauté qui se perpétue de roi mortel en roi mortel.
Isabelle Renard ne s’y est pas trompée et utilise la formule royale précisément pour souligner la continuité entre le monde papier et le monde numérique. Car la disparition de la signature manuscrite n’affecte la notion d’original qu’en apparence, même si la modification de forme est énorme. Sur le fond, la « trace numérique » que constitue une signature numérique ou tout autre mode de validation immatériel accepté par le droit et garanti par la technologie doit jouer exactement le même rôle que la signature manuscrite, c’est-à-dire exprimer le consentement d’une personne à un acte écrit (déclaration, décision, rapport, contrat, commande…) qui trace un engagement vis-à-vis d’une autre personne (autorité, subordonné, client, fournisseur, partenaire…).
Mais quand je parcours la liste nécrologique ci-dessus, il me semble que seulement une minorité d’annonces évoquent une continuité de sens ou de valeur pour les bénéficiaires de ces outils que sont les humains. On est davantage sur le constat d’une rupture technologique, voire d’une rupture tout court. L’apport de la technologie à la gestion de l’information n’est pas en cause ; il est ce qu’il est et il est immense. Les technologies démultiplient tous azimuts la production de traces et de messages par les gens dans leur activité quotidienne et elles proposent parallèlement des solutions à cette prolifération de données, en facilitant et/ou en permettant de contrôler (selon les cas) leur transmission, leur partage, leur stockage, leur classement, leur repérage, etc. Cependant, on pourrait voir dans cette litanie d’enterrements et de baptêmes une course folle à l’innovation où l’innovation serait sa propre finalité ce qui laisse perplexe.
L’enjeu n’est-il pas aussi, au-delà des technologies, d’analyser les permanences et les révolutions fonctionnelles et sociétales qu’elles induisent, afin de permettre aux managers et à leurs collaborateurs de MIEUX utiliser ces technologies et pas seulement de les utiliser PLUS ?
Certes, le marketing fait vendre et consommer mais on peut toucher du doigt tous les jours dans les entreprises la lassitude d’un nombre croissant de collaborateurs que l’on oblige à abandonner l’outil auquel ils commençaient tout juste à s’habituer pour se former à un nouvel outil au travers de manuels ou de séances souvent inadaptées à leur environnement, à leurs aspirations, à leur culture.
Mon expérience professionnelle m’a, à plusieurs reprises, amenée à constater que le fait d’aborder les problèmes de gestion ou gouvernance de l’information par la technologie présente un double défaut :
- d’une part, on se trompe de cible (la cible est et reste l’humain et non la machine) ;
- d’autre part, on réinvente volontiers la poudre : en effet, pour faire fonctionner une nouvelle solution de gestion de l’information, des ingénieurs qui n’ont a priori pas de connaissance approfondie ni de culture intime des sciences de l’information et du droit, sont conduits à bricoler sur ces sujets puis, parce qu’ils sont intelligents, à reconstituer des concepts pourtant déjà formulés par des théoriciens et éprouvés par les utilisateurs. Que de temps perdu !
J’exprime donc le souhait que les promoteurs des technologies émergentes s’attachent davantage à mettre les innovations dans une perspective historique pour mieux éclairer l’avenir et les bénéficiaires des systèmes mis en œuvre. Il est nécessaire d’expliquer autrement que par des fonctionnalités techniques la continuité du service ou les ruptures fondamentales dans le rapport de l’homme à la machine et à l’information. Il est important de montrer, à côté de la performance technique, la valeur ajoutée des outils pour les utilisateurs, au plan individuel comme au plan collectif, afin de donner du sens à cette course effrénée.
Les technologies de l’information ne sont pas réductibles à une mode. Oui, les outils changent de look ou de nom et ont à voir avec le design et le marketing mais, non, les services qu’ils rendent aux utilisateurs ne changent pas fondamentalement de nature tous les trois mois. Il existe des inventions majeures dans l’histoire des sciences, comme le téléphone jadis ou Internet hier, mais les actions liées à la gestion de l’information s’inscrivent essentiellement dans la continuité : créer, valider, diffuser, décrire, conserver, recherche, détruire. Un peu de recul historique (même de quelques années) dans l’analyse des technologies ne nuit pas.
L’appropriation des nouveaux outils par les utilisateurs peut bien sûr se faire intuitivement, l’usage et le temps viennent à bout de toute chose. Elle peut aussi s’appuyer sur un apprentissage intelligent qui dépasse la fonctionnalité technique pour mettre en avant le sens et les conséquences du geste que fait l’utilisateur quand il utilise tel ou tel outil. Avant de savoir cliquer sur un bouton, l’utilisateur doit avoir conscience de ce qu’il est en train de faire, en lien avec d’autres utilisateurs : il accepte ou refuse quelque chose, il se déplace (virtuellement), il demande ou il répond, il récupère ou réutilise des données, il rapport un fait ou exprime une idée, il s’engage ou engage son entreprise ou autrui, etc.
De la GED à la gestion de contenu, de la numérisation à la blockchain, des moteurs de recherche au big data, on annonce sans doute trop de fausses morts et on ne célèbre peut-être pas assez les vraies continuités dans la relation entre l’homme et l’information.
Oui: se former et rechercher ce qui profite vraiment aux utilisateurs.
Merci Marie-Anne pour exposer aussi clairement, et avec brio, ce que nous essayons d’expliquer dans nos organisations. Les collaborateurs à la fois producteurs mais aussi utilisateurs de l’information subissent au quotidien les nouveaux outils (qui n’ont de nouveau que le nom) avec parfois des fonctionnalités inadaptées. Quant à ceux qui les accompagnent dans la maîtrise de leur production, l’identification de la valeur, et du pourquoi on conserve tel ou tel dossier…ils font perpétuellement le « grand écart » entre la préservation des documents engageants et de savoirs et des technologies face à des utilisateurs perdus et sceptiques. J’ai parfois l’impression que nous sommes des clients enfermés dans un supermarché géant et où nous courons tous dans tous les rayons afin de trouver le produit miracle ! cela relève surtout du cauchemar !
Merci, Nathalie, pour ton commentaire. Tu me donnes l’idée d’un autre article sur le sujet, davantage centré sur les utilisateurs. À écrire à deux mains ?