La carte grise, résumé archivistique des dernières décennies

Les bureaux physiques des cartes grises en préfecture et sous-préfecture seront définitivement fermés à compter du 1er novembre prochain et les utilisateurs devront passer par les centres d’expertise et de ressources des titres (CERT).

C’est l’aboutissement, dans ce domaine comme dans d’autres, d’un processus de dématérialisation des démarches administratives, plutôt bien mené d’ailleurs par les autorités françaises, avec l’aide de l’ANTS.

Une des conséquences est que l’administration n’aura plus à conserver sous forme papier les dossiers de demandes de cartes grises dont le volume au cours des dernières décennies pouvait inspirer le vertige.

Cette information, entendue à la radio, m’a fait l’effet d’une madeleine (proustienne) tant la carte grise a eu un rôle important au début de ma carrière d’archiviste. La carte grise m’apparaît ainsi constituer un bon résumé des problématiques archivistiques des cinquante dernières années.

1/ Explosion de la production administrative

Les années 1960-1970 voient un épanouissement saisissant du volume d’archives administratives, ce qui a fait parler d’accroissement exponentiel (exagéré sans doute) et a conduit à construire des bâtiments d’archives toujours plus vastes.

Plusieurs facteurs se combinent : développement économique, développement de la réglementation (toujours plus de pièces justificatives à produire), utilisation à tour de bras du photocopieur (cet engin du diable).

Les dossiers de cartes grises sont parmi les documents administratifs (avec les dossiers d’étrangers) dont le volume a augmenté le plus vite dans ces décennies dans les régions en pleine expansion démographique, région parisienne en tête. La question de l’archivage des cartes grises, ou du moins de leur stockage posait donc un problème aux préfectures et sous-préfectures qui se retournaient bien évidemment vers les Archives départementales, en suivant cette (détestable) pratique de se débarrasser aux Archives de ce qui encombre les bureaux.

Quand j’ai pris mes fonctions de directeur des Archives départementales de l’Essonne en 1984, les cartes grises étaient un des principaux problèmes de mon service (la production atteignait deux boîtes d’archives par jour dans ce département comptant alors plus d’un million d’habitants, et il n’existait pas à l’époque de bâtiment d’archives dans ce département hormis quelques locaux provisoires).

J’ai gardé en mémoire le récit de ce que s’était passé en Seine-Maritime à la fin des années 1970. Devant le refus des Archives départementales de prendre en charge les dossiers clos de cartes grises, le préfet décida de microfilmer les dossiers et de jeter les originaux pour gagner de la place, en dépit de la circulaire fixant à 10 ans la conservation des dossiers (voir ci-dessous) ; cette opération apparaissait comme un acte audacieux, voire révolutionnaire. On imagine que l’analyse de risque opérée par le préfet l’avait conduit à valider cette opération pragmatique, dès lors que l’action de microfilmage était contrôlée, en considérant que l’État étant propriétaire et décideur en termes de réglementation, il pouvait se fier à cette organisation de dossiers microfilmés. Le mot « risque » ne faisait pas partie alors de la culture des archivistes.

2/ Des métiers et des compétences

Ce constat pose la question du décalage entre les compétences requises de l’archiviste départementales (études poussées sur le patrimoine écrit et l’histoire) et la gestion logistique de la paperasse administrative. C’est dans ces années-là que les archivistes du secteur public ont été officiellement incités à réserver dans la mesure du possible la place disponible à des archives d’intérêt historique.

Or, l’intérêt des cartes grises pour l’histoire quasi nul. Je dis « quasi » car il y a toujours quelque part quelqu’un qui voudrait utiliser ces archives pour faire, par exemple, un doctorat d’histoire sur la cartographie des femmes conduisant un 4X4 dans le dernier quart du XXe siècle (il y a pour cela d’autres sources – un bon sujet de mémoire pour un étudiant en archivistique, non ?). Ceci dit, pour la « petite » histoire, j’avais décidé de conserver dans les archives historiques la boîte contenant la 1ère carte grise de l’Essonne, « nouveau » département de la région parisienne créé officiellement en 1964 par démembrement de l’ancienne Seine-et-Oise, et doté de services administratifs en 1968 ; je m’imaginais le sourire du public en 2018 devant la carte grise « 001 AA 91 » datant de 1968 dans une exposition ou dans une publication… Sauf erreur de ma part, cette archive « futile » a été éliminée depuis.

Une autre question est celle du recours à des prestataires spécialisés pour des opérations de stockage et de logistique de documents émanant de l’administration. Il n’était pas envisagé (pas envisageable) dans ce temps-là de confier le stockage des archives administratives publiques à un tiers, davantage pour des raisons de principe (je me rappelle très bien que l’idée choquait dans les années 1980) que pour des questions de compétences du prestataire ou de sécurité. Il faudrait attendre 2009 pour que cette externalisation des archives publiques sans valeur historique soit autorisée ! Tout ne va pas si vite qu’on le dit communément.

3/ Une règle de conservation qui se cherche

L’encombrement est évidemment corrélé à la durée de conservation de ces cartes grises par l’administration. La direction des Archives de France avait diffusé le 6 août 1970 une circulaire relative à la « Conservation de certaines catégories de documents intéressant la circulation routière » visant à réduire les délais alors appliqués. Pour les cartes grises (« dossier d’immatriculation des véhicules automobiles », la durée de conservation est alors fixée à 10 ans (le texte précisant qu’au delà de 10 ans les mentions du registre d’immatriculation devraient suffire) mais, comme souvent à l’époque, la circulaire ne détaille pas les raisons du besoin ultérieur de consultation et ne mentionne aucune prescription sur le sujet.

Au cours des décennies suivantes, la réglementation a évolué à la baisse concernant les durées de conservation des dossiers d’immatriculation de véhicule, notamment avec la circulaire du 17 mars 1993 révisée par la circulaire du 30 juillet 2003: on passe de 10 à 8 ans puis à 5 ans (« en raison de la création du Fichier national des immatriculations en 1994 comme de la mise en œuvre du contrôle technique »), avec un rappel de la circulaire du 12 février 1990 réduisant cette durée à 2 ans « en cas de microfilmage des dossiers-papier ».

Le devenir du papier pour les dossiers microfilmés ou numérisés est l’objet de la circulaire du 14 janvier 2005 fait date dans la réglementation archivistique française. Détaillant les « Modalités de délivrance du visa d’élimination des documents papier transférés sur support numérique ou micrographique », elle assimile la destruction des dossiers papiers scannés ou microfilmés à une destruction d’archives publiques soumise soumise à contrôle : « L’administration qui souhaite détruire des documents papier après les avoir reproduits par numérisation ou micrographie doit donc demander le visa de l’administration des archives. »

On voit ici comment interagissent dans l’évolution de la réglementation : le volume de l’activité administrative (aspects pratiques et logistiques), les innovations techniques et technologiques de gestion et de reproduction des documents, l’impact d’autres documents qui, synthétisant les données essentielles d’une activité, retirent une certaine valeur aux documents de base (le registre de 1994), l’existence d’une copie de sécurité ou d’une copie de substitution, et les pratiques des uns et des autres.

4/ Dématérialisation

Le tournant du siècle a vu se multiplier les projets de numérisation (scan des dossiers) avant de voir se développer une « vraie » dématérialisation du processus administratif (cartes grises ou autres) avec une production nativement numérique des documents de l’administration et un scan au fil de l’eau pour les justificatifs apportés au guichet par les administrés.

En mai 2017, la norme Afnor Z42-026, dite « copie conforme » est venue labelliser la destruction des documents « originaux » après une numérisation « fidèle » grâce à un processus normalisé. Il apparaît à cette occasion que les documents engageants produits sur support papier, tant dans le secteur public que dans les entreprises privées, sont encore très nombreux, malgré le développement de la société numérique.

Le 1er novembre 2017, la gestion papier des cartes grises par l’administration cessera définitivement. Les guichets des préfectures disparaîtra totalement du paysage, du moins en production car il reste le stock papier (le flux multiplié par la durée de conservation).

Le rapprochement de ces deux événements, à six mois d’intervalle, est symptomatique de l’évolution en cours : la normalisation de la numérisation et la téléprocédure (numérique natif) se font écho pour mieux souligner le passage dans le tout numérique, du moins pour ces questions administratives.

Pour les automobilistes qui se sont pas internautes, l’arrêt de la procédure manuelle pour la délivrance des cartes grises s’accompagne d’une mesure additionnelle : les prestataires de service (garagistes, concessionnaires…) sont habilités à effectuer la démarche administrative à la place des clients (coût environ 30 €) ; c’est sans doute le prix à payer (progrès oblige) pour la mise en œuvre de cette téléprocédure, même si ce prix est supporté par ceux qui n’ont pas demandé ce progrès (par ailleurs, un déplacement jusqu’à un bureau préfectoral peut facilement coûter davantage).

Il est également rappelé aux propriétaires de véhicules qu’ils sont tenus de conserver l’ancienne carte grise pendant 5 ans sous peine d’amende. Une mesure de responsabilisation des citoyens dans la gestion de la preuve qui les concerne (avec le problème de conservation numérique pour les particuliers).

Bref, cette petite histoire archivistique des cartes grises illustre assez bien les évolutions de la gestion des archives administratives au cours des dernières décennies, ainsi que celle des services d’archives territoriaux.

Différence entre numérisation et dématérialisation

Une jeune collègue me demande la différence entre les deux mots numérisation et dématérialisation. Je lui réponds ici d’autant plus volontiers que j’ai exposé maintes fois ces concepts dans mes cours.

La définition des mots n’est jamais simple et toujours évolutive.

Quand on cherche la définition d’un terme, le premier geste est logiquement de consulter un dictionnaire de langue ou un glossaire du domaine concerné. Cependant, si l’étymologie et l’analyse a posteriori de l’emploi de tel ou tel mot dans la littérature est peu contestable, les définitions proposées par les ouvrages ou documents de références existants ne donnent pas toujours satisfaction, pour différentes raisons : désuétude par rapport à l’évolution du concept et aux nouveaux usages, formulation linguistiquement ambiguë, vision partielle (assumée ou non), énoncé partial.

La numérisation

La numérisation est l’opération technique qui consiste à transférer le contenu et les caractéristiques formelles d’un document sur support papier ou film vers un support numérique. Cette opération se fait en général par le biais d’un scanner qui restitue une image point par point du document d’origine, en noir et blanc ou en couleur. Une autre technique de numérisation, moins fréquente et qui concerne surtout les plans, est la vectorisation qui base la transposition sur le calcul des coordonnées de chaque trait du dessin, permettant ainsi, lors de l’agrandissement de l’image, d’avoir toujours une définition parfaite, alors que l’image issue du scan perd de la netteté au fur et à mesure que l’on zoome (sauf en cas de haute définition).

Dans le langage courant, numériser équivaut à scanner. Le format le plus courant est le PDF mais il existe d’autres formats de données, notamment le TIFF (dans l’éditique par exemple) et le format image JPEG.

Se greffent ensuite sur le scan diverses technologies de traitement de l’image. La plus significative est la reconnaissance de caractères (OCR) qui retransforme l’image d’un texte en mots pour faciliter la recherche d’information et l’indexation.

La numérisation de documents papier ou film pose la question du retour sur investissement de l’opération qui peut se trouver :

  • dans une plus grande rapidité de traitement d’une l’information partagée ou d’accès à l’information dès lors qu’elle est en ligne et non plus dans des archives papier éloignées ;
  • ou bien dans le fait que l’état du support initial était tellement dégradé que la numérisation était le seul moyen de le préserver (cas de vidéos analogiques par exemple) ;
  • ou bien encore dans le gain du stockage papier (dans le cas où les documents papier sont détruits après scan) ; malheureusement, le devenir des papiers numérisés n’est pas toujours pris en compte au début de l’opération, ceci conduisant parfois à des incohérences.

Il y a une dizaine d’années, j’ai décrit la numérisation comme un épiphénomène dans l’histoire des techniques et des technologies, un procédé utilisé pendant trois décennies environ, entre les années 1980 et les années 2010. Je le pense toujours.

En effet, la numérisation s’oppose en quelque sorte à la production native de documents numériques, c’est-à-dire sans passer par la case papier. Alors que l’écrit électronique est reconnu par le droit européen depuis 1999, il faudra bien cesser un jour de fabriquer des documents papier pour les scanner, sans parler d’imprimer ensuite les scans…

La dématérialisation

Face au procédé technique de numérisation qui vise un stock ou un flux de documents, le terme dématérialisation est assez général, assez large et surtout ambigu, avec des définitions conceptuelles ou globales (voir plus loin un échantillon de définitions).

« La dématérialisation consiste à substituer à un produit physique existant, un produit n’ayant aucune existence physique ou un service » écrit Gilles de Chezelles dans son livre La dématérialisation des échanges (Hermes Science Publishing, Lavoisier, 2007). Autre explication (sur le site http://www.infogreffe.fr) : « La dématérialisation a pour objet de gérer de façon totalement électronique des données ou des documents métier (correspondances, contrats, factures, brochures, contenus techniques, supports administratifs,…) qui transitent dans les entreprises et/ou dans le cadre d’échanges avec des partenaires (administrations, clients, fournisseurs). »

La dématérialisation peut donc inclure (et inclut souvent dans le langage des utilisateurs) la numérisation mais peut aussi exclure tout lien avec un support analogique et ne manipuler que des données.

À vrai dire, je n’aime pas le mot dématérialisation. En exagérant à peine, je l’accuserais même d’avoir depuis vingt ans, paradoxalement, freiné le passage de la société au numérique dont tout le monde parle et qui va bien finir par arriver.

En effet, l’utilisation à tout va du mot « dématérialisation » pour désigner tantôt la numérisation de stocks de papier, tantôt une révision de processus pour une production numérique native des traces et des informations (soit deux démarches bien différentes dans le fonctionnement d’une organisation) est perverse. Elle est perverse car elle est anti-pédagogique : non seulement, elle n’aide pas l’utilisateur à bien distinguer les deux actions dont l’une (le numérique natif) a plus d’avenir que l’autre (le scan), mais encore elle ralentit les projets de production numérique en mobilisant certaines organisations sur des projets de scan à court terme, voire elle favorise le maintien de la production de « papier à scanner » au sein d’un cercle vicieux.

La « vraie dématérialisation » est évidemment celle du cercle vertueux qui conduit à penser numérique, à mieux comprendre les technologies numériques pour mieux les utiliser comme support ou vecteur de l’information, plutôt que continuer à « penser papier » et à tordre la technologie pour qu’elle s’adapte à cette pensée, ce qui est d’une certaine manière contre-nature (à supposer que la technologie ait une nature…) ou qui, du moins, ne va pas dans le sens de l’histoire.

Autrement dit, la « vraie dématérialisation » est la dématérialisation des processus.

Digitalisation est un anglicisme qui est employé aussi bien pour numérisation que pour dématérialisation, ce qui entretient un peu plus la confusion…

En résumé, et indépendamment des mots, il convient de faire la différence entre, d’une part, l’action de transformer un objet analogique en objet numérique et, d’autre part, la démarche de concevoir un système fiable de production, diffusion et conservation de documents (au sens large d’objets d’information qui supportent un contenu qui informe sur un fait ou une idée) nativement numériques.

Annexe. Quelques définitions de dématérialisation

Wikipédia, début de l’article Dématérialisation

La dématérialisation est le remplacement dans une entreprise ou une organisation de ses supports d’informations matériels (souvent en papier) par des fichiers informatiques et des ordinateurs. On parle aussi d’informatisation ou de numérisation car la substitution du papier par l’électronique n’est jamais complète (voir la section « Aspects environnementaux »), la création d’un « bureau sans papier » ou « zéro papier » étant encore une utopie.

Nouveau glossaire de l’archivage, Marie-Anne Chabin (2010)

Dématérialisation / Electronic data processing : Opération visant à ce que les documents gérés aujourd’hui sous forme papier le soit demain sous forme électronique, soit par le biais d’une opération de numérisation, soit par la révision des processus de production et de gestion de l’information.

Vade-mecum juridique de la dématérialisation des documents (FNTC), 7e édition (2015)

L’introduction commence par ces mots : « La dématérialisation des documents et des échanges se généralise pour tous les domaines de la vie des entreprises, des autorités administratives et des citoyens : contrats commerciaux et de consommation, documents des entreprises (factures, bulletins de paie, documents RH, …), coffres forts électroniques,  marchés publics, TVA, impôt sur le revenu, documents douaniers, téléservices, en passant par le vote dans les assemblées générales d’actionnaires ou les élections des instances représentatives du personnel (IRP). »

Il est précisé plus loin : « Si l’on s’interroge sur la notion de dématérialisation, elle consiste en la transformation d’un document ou d’un flux de documents papiers, ainsi que les traitements qui lui sont appliqués, en document, flux et traitements numériques. Pour atteindre cet objectif, la dématérialisation cherche à conserver en électronique une valeur juridique équivalente aux documents papier, quels que soient leur support et leur moyen de transmission, ainsi que leurs modalités d’archivage. »

Normes NF Z42-013 et NF Z42-026

L’introduction de la future nouvelle norme NF Z42-026 (« Définition et spécifications des prestations de numérisation fidèle de documents sur support papier et contrôle de ces prestations », 2017) débute par : « Aujourd’hui, de plus en plus d’applications de dématérialisation de processus administratifs ou de mises à disposition de documents via Internet sont utilisées. Une part non négligeable de ces applications repose sur des opérations de numérisation pour convertir des documents sur support papier en documents numériques et produire ainsi des copies électroniques. » mais le mot n’est pas défini.

À noter que le mot « dématérialisation » n’apparaît pas une seule fois dans la norme NF Z42-013 (Spécifications relatives à la conception et à l’exploitation de systèmes informatiques en vue d’assurer la conservation et l’intégrité des documents stockés dans ces systèmes).