Combien trente ans de vie municipale représentent-ils de mètres linéaires d’archives?

J’aime qu’on me pose des questions. Surtout des questions que je ne me suis pas vraiment posée moi-même mais dont la réponse cependant m’intéresse.

Après la question d’un marchand d’autographe sur l’imprescriptibilité des documents d’archives publiques, j’ai été récemment interrogée par une architecte qui, répondant à un concours pour la réhabilitation d’un bâtiment communal ancien en « bâtiment d’archivage », cherchait à savoir « ce que représente en ml d’archives 30 années d’archivage pour une municipalité ».

J’ai immédiatement pensé au temps de refroidissement du canon…

La question est légitime et c’est finalement assez naturel et sain que des professionnels extérieurs au monde des archives se la posent. Malheureusement, si cette architecte n’a pas trouvé de réponse standard, c’est parce qu’il n’en existe pas.

Mètres linéaires communeCertes le mètre linéaire est l’unité de mesure des archives (notion que j’ai naguère longuement analysée) mais c’est une unité de mesure logistique qui intervient essentiellement dans la description d’une réalité d’archives papier, et rarement, pour ne pas dire jamais, dans la définition d’un standard de document à produire, dans l’énoncé d’une prescription. Conditionner la création des archives à leur encombrement physique ne se rencontre que dans des récits imaginaires ou humoristiques : « Vous me ferez deux mètres linéaires de rapports pour le 15 mai prochain, sinon vous êtes viré ». L’anecdote serait encore plus marrante dans un environnement numérique…

Trop d’éléments entre en ligne de compte pour pouvoir énoncer une formule simple de calcul  « administratif », ou même archivistique de ce métrage linéaire, lequel métrage existe pourtant dans chaque localité. Il faut tenir compte de :

  • la population de la commune (qui évolue au cours du siècle)
  • la superficie de la commune et sa situation car un certain nombre de dossiers sont liés à la géographie (entretien des routes, etc.)
  • son histoire et son patrimoine (quels bâtiments communaux, quels événements)
  • le budget de la commune (qui permet ou non un certain nombre de projets)
  • le nombre d’agents municipaux
  • les pratiques documentaires avec plus ou moins de bureaucratie (lié au précédent) et plus ou moins « d’emballage » (chemises, sous-chemises, intercalaires, classeurs qui font qu’un document de 10 pages peut, de fil en aiguille, occuper 10 centimètres linéaires)
  • les destructions réalisées, volontaires et involontaires.

D’autres critères interviennent sans doute dans cette affaire mais l’âge du maire n’y est pour rien (encore que…).

L’élasticité comparée des fonds d’archives est une chose proprement étonnante. Je l’ai constaté personnellement jadis quand mes fonctions m’ont amenée à visiter les archives de quelques centaines de petites communes. L’hétérogénéité est tout aussi intéressante dans les archives départementales : bien qu’il existe peu d’études chiffrées sur le sujet, il y a une référence que j’aime bien rappeler (une journée d’étude de 1994 sur les archives de la santé) : pour les trois départements des Pyrénées-Orientales, de Côte-d’Or et de l’Eure, la série d’archives départementales relative aux questions de prévoyance sociale (XIXe et XXe siècles) correspond respectivement à 13 mètres, 350 mètres et 725 mètres, sans qu’on sache expliquer ces écarts.

Cependant, si « on » voulait définir une réponse standard à ce type de question, il y aurait plusieurs façons de procéder. J’en citerai trois :

  • l’enquête statistique : on prend un panel de communes de diverses tranches de population et on mesure le nombre de rayonnages occupés dans chacune ; on additionne, on divise, on fait les péréquations nécessaires et on affirme : une commune de 50000 habitants doit produire et conserver X mètres linéaires d’archives ; ce qui, au passage, ne nous apprend rien sur la pertinence et la qualité des archives ;
  • l’équation mathématique : on part de l’équivalence administrative adoptée en matière d’archives à la fin du XXe siècle, à savoir 1 ml par an et par agent, et on multiplie par le nombre d’agents pour chaque année (sachant que la majorité de ce volume n’a aucun caractère historique) ; on y ajoutera un coefficient de superficie, de bureaucratie, de destruction, etc. pour affiner le chiffre ; mais que vaut cette équivalence de 1 ml/an/agent de nos jours ?
  • le portrait-robot archivistique : à la différence des deux précédentes manières qui ne tiennent pas compte de la personnalité de la commune (et les presque 36000 communes de France sont toutes différentes), celle-ci part de la réalité de la commune considérée ; à partir des missions de la commune (compétences régaliennes, administration municipale et réalisations de la collectivité), 1) on décrit les quelques dizaines de séries documentaires pérennes gérées par les services (par exemple avec la méthode Arcateg™), 2) on les quantifie en nombre d’actes et de dossiers, 3) avec une évaluation du volume annuel de stockage (papier ou numérique, ml ou Go) basée sur l’analyse de quelques années représentatives, et 4) on établit une projection en tenant compte de la cohérence des activités dans la durée ; personnellement j’augmenterai le volume obtenu d’un tiers en me basant sur ma théorie des quatre-quarts des archives historiques.

Ceci dit, on peut toujours sortir un chiffre au doigt mouillé. Ayant trempé le mien dans trente-cinq ans de cocktail archivistique, je dirai par exemple que 1 mètre linéaire de rayonnage est largement suffisant pour concentrer l’essentiel des archives physiques pérennes produites par une commune de moins de 2000 habitants, soit 30 mètres ou 6 armoires pour trente ans ; estimation portée à 25-30 ml annuels pour une commune de 100 000 habitants, soit 750-900 mètres linéaires pour trente ans, soit encore une salle d’environ 130 à 160 m².

Bref, cette question est tout de même une fausse question. La vraie question, celle que devrait se poser systématiquement l’autorité municipale, est la double question suivante : avons-nous archivé tout ce que devions archiver (c’est-à-dire toutes les traces engageants et mémorielles de l’activité communale) et ces archives sont-elles bien conservées ?