Évaluation et tableau de gestion

Publié par Marie-Anne Chabin, 22 avril 2014

Évaluation : un mot récent dans l’archivistique française

Les étudiants du master 2 « Métiers de la culture – archives », de l’Université Versailles-Saint Quentin ont organisé le mois dernier (12 mars 2014), dans le cadre de leur formation, un séminaire sur le thème de l’évaluation.

Sollicitée pour participer à ce séminaire, j’ai aussitôt accepté car j’aime rencontrer les étudiants, tout en précisant que, à titre personnel, je n’avais jamais utilisé et n’utilisais pas ce mot d’évaluation, en tout cas pour les archives, tout en le connaissant.

Évaluation, dans le domaine des archives, est l’équivalent français de l’anglais appraisal. Il est apparu il y a quelques décennies, dans la littérature archivistique québécoise d’abord puis internationale et donc française. Pour mémoire, dans le Dictionnaire des archives publié en 1991 par l’Afnor et l’École des chartes (un des premiers ouvrages auxquels j’aie contribué), il n’y a pas d’entrée « Évaluation ». Le terme « appraisal » est donné comme l’équivalent de tri ou de triage. J’avoue que le mot triage a toujours été pour moi un mot obsolète. Ainsi vont les générations…

Evaluation2Pour ma part, quand j’évoque cette tâche qui consiste à apprécier un document, à en déterminer la valeur par un examen interne et une mise en perspective, j’utilise les mots d’analyse et de critique, qui sont des mots de la diplomatique qui m’est si chère. Et je n’éprouve pas le besoin d’autres mots. En revanche, je parle volontiers d’évaluation d’un système, d’évaluation d’un projet ou d’évaluation du risque à archiver ou à ne pas archiver. Le dernier de mes cours de l’unité d’enseignement « Conduire un projet d’archivage / records management » (quand je dirigeais le CS32 de ce satané foutu CNAM) était intitulé « Évaluation » et portait sur les modèles de maturité des projets et les tableaux de bord de l’archivage.

Définitions

Ayant donc, grâce aux étudiants, l’occasion de me pencher sur la question, j’ai commencé par regarder les définitions.

La base de données Terminologie archivistique multilingue du Conseil international des archives recense six définitions pour « appraisal » :

  • The process of identifying materials offered to an archive that have sufficient value to be accessioned. [Pearce-Moses, Richard. A Glossary of Archival and Records Terminology, SAA, 2005]
  • The process of determining the length of time records should be retained, based on legal requirements and on their current and potential usefulness [ibidem]
  • The process of determining the market value of an item; monetary appraisal. [ibidem]
  • The process of assessing the value of records for the purpose of determining the length and conditions of their preservation. [InterPARES 2 Terminology Database. http://www.interpares.org/]
  • A basic records management/archival function of determining the value and thus the disposition of records based upon their current administrative, legal, and fiscal use; their evidential and informational value; their arrangement and condition; and their relationship to other records. [International Council on Archives, Dictionary of Archival Terminology » (Draft Third Edition/DAT III, 1999)]
  • The process of determining the retention period of records. [International Council on Archives ISAD(G), glossaire, 1999].

Côté français, on trouve à l’entrée Évaluation deux définitions:

  • Processus de sélection des activités métier pour déterminer quels documents doivent être capturés et combien de temps il faut les conserver pour répondre aux besoins métier, aux exigences de responsabilité et aux attentes de la communauté. [ ICA-Req, version française, 2010, www.ica.org ]
  • Fonction archivistique fondamentale préalable à l’élaboration d’un tableau d’archivage visant à déterminer l’utilité administrative, l’intérêt historique et le traitement final des documents. [ Direction des Archives de France, « Dictionnaire de terminologie archivisitique, » 2002].

À noter que la première définition n’est pas à proprement parler une définition française mais la traduction française d’une définition anglaise, ce qui n’est pas tout à fait la même chose en archivistique (et pas qu’en archivistique).

Il est intéressant de compléter la liste avec les deux définitions proposées par le glossaire du PIAF (Portail international des archives francophones) :

  • Procédure préalable à l’élaboration d’un échéancier de conservation visant à déterminer les valeurs directes et indirectes et le traitement final des documents.
  • Procédure permettant de déterminer l’intérêt d’acquérir un fonds d’archives privé.

On notera aussi l’utilisateur du mot traitement par le PIAF (j’y reviendrai) et l’apparition du mot sélection dans les autres définitions (le même mot en français et en anglais, selection). À ce sujet, il est intéressant de remarquer que le dossier du dernier numéro 129 de la revue ministérielle Culture et Recherche, consacré aux archives, comporte un article titré « Évaluation et sélection des archives publiques contemporaines ». L’évaluation se positionne ici très clairement sur la sélection des archives historiques, notamment avec les méthodes d’échantillonnage statistique. À vrai dire, l’échantillonnage est une méthode de sélection, et non une méthode d’évaluation car l’échantillonnage statistique intervient après qu’un ensemble de document a été identifié comme présentant un intérêt historique (pour en limiter le volume par un échantillon le plus représentatif possible), et non au moment de l’évaluation. Mais c’est un autre débat.

Évaluation et « tableau de gestion » : encore une histoire d’œuf et de poule…

Je reviens à la définition du Dictionnaire de terminologie des Archives de France. Je l’avais déjà lue, évidemment, mais sans m’y attarder, n’ayant pas d’intérêt particulier sur le sujet. Cette fois ci, un mot accroche mon attention ; c’est le mot « préalable » que l’on retrouve également dans la définition du PIAF. L’évaluation a-t-elle pour finalité l’établissement d’un « tableau de gestion » comme le dit la définition des Archives de France, ou a-t-elle pour finalité de statuer sur le devenir de tel ou tel document, en se basant sur les recommandations d’un texte de référence préétabli ? En réalité, le Dictionnaire des Archives de France parle de « tableau d’archivage » que l’on peut considérer comme le mot savant, le mot vulgaire étant « tableau de gestion », que je mets ici systématiquement entre guillemets, tant il me rebute par son inconsistance linguistique et archivistique.

Donc la question est : l’évaluation se limite-t-elle à la production du « tableau de gestion » conçu comme texte de référence ? Ou est-elle l’opération de gestion facilitée par ce tableau ? L’évaluation précède-t-elle le « tableau de gestion » ou le « tableau de gestion » précède-t-il l’évaluation ? Histoire de la poule qui pond un œuf qui devient poule qui pond un œuf, etc. dans une parfaite interactivité.

Evaluation 1À en juger par les témoignages d’archivistes à la recherche de « tableaux de gestion » (question récurrente sur le forum archives-fr), il apparaît que les « tableaux de gestion » sont recherchés le plus souvent pour le traitement d’un fonds en déshérence ou en souffrance (stock, arriéré, passif) et dans une perspective d’archives historiques, et non pour l’organisation des archives dans les services producteurs. Je note en passant que le mot « évaluation » n’est pas utilisé pars les archivistes dans ce contexte ; le mot qui prédomine est « traitement » des archives.

Il n’est pas rare qu’on se préoccupe de produire un « tableau de gestion » au moment de la fermeture d’un établissement. Je comprends le contexte. Personne ne s’est soucié de l’archivage pendant l’activité de cet établissement et on réalise soudain qu’on va se retrouver avec des monceaux de cartons à détruire ou à déménager, en tout cas, à trier… Mais alors, dans ce cas, pourquoi investir dans un outil qui ne servira plus à rien une fois qu’il sera achevé puisque le fonds ne sera plus alimenté ? Ne serait-il pas plus pertinent et plus rapide de trier directement et de documenter le tri et les critères d’évaluation au fur et à mesure, à partir d’un jeu de rapports annuels dudit établissement ? Dans le cas d’un fonds clos, l’objectif recherché est l’inventaire des archives, pas un « tableau de gestion » one shot. Tout au moins, il conviendrait de revenir dans ce cas de figure à l’expression initiale de « tableau de tri », plus explicite et moins ambiguë.

Évaluer pour qui ?

L’évaluation n’est pas une fin en soi. L’étude attentive des documents ne peut conclure à la définition de leur valeur si on n’a pas préalablement défini des valeurs de référence et des critères d’évaluation. Or, ces valeurs, qu’il s’agisse d’un prix, d’une note ou d’un statut documentaire, ne sont pas absolues mais relatives à la finalité de l’opération.

On n’évalue pas de la même façon une vache quand on recherche une vache laitière et quand on recherche une bête à viande. Les critères d’évaluation sont déterminés en fonction des bénéficiaires, des usagers, des utilisateurs. On n’évalue pas un bien immobilier de la même façon pour souscrire une assurance (tendance à la baisse en général) et pour une annonce de vente (tendance à la hausse).

De même, les critères d’évaluation des documents d’archives dépendent des bénéficiaires de ces documents. Il est évident, pour quiconque s’est trouvé confronté à la responsabilité de gérer des archives que l’évaluation des documents dans leur valeur de trace probante et informative pour le producteur (records), et l’évaluation des documents à retenir pour les archives historiques (archives en anglais) sont des démarches liées mais distinctes.

Bien sûr que l’ensemble des documents qui supportent un risque pour l’entreprise ou l’institution recoupe l’ensemble des documents qui constitueront sa mémoire historique mais les deux ensembles ne se gèrent pas de la même façon. 90% des documents à valeur de preuve seront détruits et l’échantillonnage n’a aucun sens pour le records management. L’évaluation dépend du statut attribué au document considéré et si un document a les deux statuts (record + archive), ce qui arrive régulièrement, il sera nécessaire de l’évaluer sur les deux plans.

L’action d’évaluer est une, mais elle n’a pas de réalité si on ne prend pas en compte ce que l’on évaluer en qualifiant les objets analysés au regard de l’objectif recherché.

Suggestion

C’est pourquoi, il serait utile d’affiner le vocabulaire pour distinguer les deux opérations. Les choses y gagneraient en clarté, pour ceux qui financent ces opérations mais aussi pour les archivistes qui semblent parfois oublier le bénéficiaire derrière le traitement des documents.

En résumé, il y aurait quatre actions à différencier dans le vocabulaire professionnel :

  1. la production d’un référentiel de conservation, outil qui définit les critères d’évaluation des documents à archiver ou à ne pas archiver (records/non records) sur la base des contraintes réglementaires, des risques et des besoins métier ;
  2. la démarche d’analyse des documents, dossiers et données nouvellement produits et dont il faut piloter le cycle de vie, en s’appuyant sur le référentiel de conservation ;
  3. l’élaboration d’un tableau de tri des archives historiques, selon la politique archivistique des instances compétentes ;
  4. la démarche de sélection des documents ayant atteint leur durée de conservation ou laissés à l’abandon, en utilisant le tableau de tri.

Ceci en évitant le « le tableau de gestion » et ses confusions.